Y a-t-il quelque chose de pire que l'incertitude?
L'être humain, je crois, est capable de faire face à beaucoup. D'encaisser. Tous, nous possédons de fabuleuses facultés qui demeurent en latence jusqu'au jour où les circonstances les interpellent en secouant notre personne. Un jour ou l'autre, les circonstances nous forcent à réagir et à découvrir des aspects de nous-mêmes que nous ignorions jusque là.
La fille d'une copine a eu une leucémie il y a quelques années. Devant son apparente zénitude, j'ai dit à cette femme que j'admirais son courage. "Ce n'est pas du courage", qu'elle m'avait répondu. "Je ne fais que faire face à cette épreuve et j'ai choisi d'être auprès de ma fille pour la vivre".
Elle m'avait bouchée. Heureusement, car j'avais fait une grosse erreur de perception.
À la mort de Thomas, beaucoup de personnes m'ont dit que j'étais forte, que j'étais courageuse. Une cousine bouleversée m'a pris le bras pour me dire, le jour des funérailles: "Comment tu fais pour être si forte, comment tu fais?". Je venais de perdre mon fils et j'avais l'impression qu'elle attendait de moi que je la console.
Je n'étais pas forte. Je réagissais au coup dur que la Vie venait de m'infliger. C'était mon épreuve. La mort de mon fils est mon épreuve. J'ai porté la vie de Thomas, je porte à présent son départ. C'est mon fardeau. Je peux et je veux faire quelque chose de ma vie, mais tout ce que je ferai, je le ferai en étant celle que la venue et le départ de Thomas ont façonnée. Avec mon éternelle loyauté envers mon petit garçon, avec ma vulnérabilité, mais avec ma dignité également.
***
Samedi soir, la femme de mon père organisait un souper pour la fête des Pères. Je n'y étais pas. Pour ma conscience, j'ai promis que j'irais déjeuner avec eux dimanche matin.
Malgré mes maigres deux heures de sommeil, j'ai fait un aller-retour dans les Cantons de l'Est. Mon père et sa femme étaient heureux, ils avaient leurs trois enfants avec eux. Ça n'arrive pas souvent. Nous étions tous heureux d'être là. Nous ne disions rien, mais je pense que nous cinq considérions l'importance d'être réunis puisque nous n'avons aucune idée de ce qui nous attend.
Nous savions que bientôt, nous saurions. Nous saurions si le cancer avait frappé à nouveau.
Hier, c'était l'anniversaire de mon père. Bien que son état ne lui permette pas de manger de gâteau, il a soufflé ses soixante-trois bougies. Pour le faire sourire, je lui ai chanté de ma voix la plus sensuelle au téléphone le "Happy birthday" de Marilyn Monroe.
Ce matin, il avait rendez-vous au CHUS et le couperet est tombé: la nouvelle masse est presqu'assurément cancéreuse. Nous nous en doutions tous.
Habituellement, face à ce genre de diagnostic, on ferme les yeux, le couperet tombe, on soupire de soulagement d'enfin savoir, on prend une grande respiration qui peut durer plusieurs jours, plusieurs semaines, puis on finit par dire: "Ok, c'est bon, maintenant que j'ai encaissé, dites-moi quels sont les choix qui s'offrent à moi". On s'en remet à plus grand, c'est-à-dire en la sacro-sainte Sainteté des médecins.
Ce fut ainsi pour mon père, pour nous tous. Sauf que là, rien, niet, nada. On ne fait rien. On attend. Parce que la tumeur est très mal située du point de vue d'une opération ou d'une éventuelle radiothérapie, on doit simplement guetter le développement. Attendre.
Je ne blâme personne parce que bien entendu, ce n'est pas la faute des médecins si la tumeur a choisi de s'installer là. Je nomme simplement l'état lourdement passif de l'attente.
Attendre en sachant qu'en soit grandit une tumeur dont on ne fait qu'observer l'évolution. Pas vraiment de contrôle sur la situation. Attendre. Le jour où les ravages deviendront plus grands que les risquent de l'éliminer immédiatement, là, on réévaluera la situation.
Il s'agit de la troisième récidive du cancer en deux ans. Ces tumeurs sont dues aux abus d'alcool et de cigarette. Enfant, je dessinais des têtes de mort sur les cigarettes de son paquet, je dessinais des cartes avec de gros X sur d'approximatives bouteilles de bières, je pleurais au téléphone pour le supplier d'arrêter.
Durant des années, nous l'avons sermonné, nous avons condamné ses habitudes, je lui ai écrit de longues lettres pour lui expliquer à quel point cela me blessait de le voir s'auto-détruire, mon frère, ses frères, sa femme ont fait pareil. Pour le punir, sa femme l'a privé de sexe (se privant du même coup). Nos moyens coercitifs ne furent pas suffisamment persuasifs sur une décision qui n'est nullement démocratique.
Mon père a fait ses choix. Nous avons cessé de perdre nos énergies à tenter de le convaincre de quelque chose qu'il ne voulait pas changer. Nous avons lâché prise. Parfois en secouant la tête, parfois en nous mordant l'intérieur des joues.
À présent, nous ne faisons que l'accompagner. C'est lui qui porte le fardeau des choix de sa vie, mais c'est nous qui assurons ses arrières. Parce qu'il doit manger de la purée depuis huit mois, parce qu'il est horriblement maigre -et faible, parce qu'il ne peut plus conduire sa voiture, parce que son moral a eut besoin de beaucoup de notre support, c'est toute la famille qui assume ses choix.
Pourtant, malgré ma rancoeur envers lui d'avoir fait des choix qui n'étaient pas les miens, je ne le laisserai pas tomber. J'aime énormément mon père. Nous attendrons avec lui. J'attendrai avec lui.
19 commentaires:
une fleur pour toi, pour ton père et sa femme...
Je vous souhaite de l'espoir et de beaux moments en famille. Beaucoup de sérénité.
Attendre les réultats du scan, de l'IRM pour savoir si c'est méchant ou non pour ensuite se faire dire qu'il faut encore attendre...
Pas grand chose à rajouter.
Ce texte est très touchant, tout en pudeur et en douceur.
Je vous souhaite que cette nouvelle épreuve soit malgré tout parsemée de petits bonheurs, pour vous et votre famille.
Grande Dame,
c'est les yeux remplis de tristesse que j'ai pris connaissance de ces mots. L'attente est en effet une réalité de cette vie qui nous paralyse parfois et exige de nous beaucoup de sereinité, de lâcher prise et de confiance en ce destin qui se veut parfois mesquin. Si la vie met ces épreuves sur votre chemin c'est qu'elle sait que vous avez la force de les traverser tout en laissant cet héritage aux gens qui vous entourent, que malgré ces moments sombres, il faut continuer de regarder en avant et continuer d'apprécier ce qui nous accompagne dans le présent. Vous êtes pour moi un modèle de dignité et de sagesse qui sincèrement me touche quotidiennement.
Je suis avec vous...
le cancer est une vraie salope.. courage je penses à vous..
Je suis contente que tu aie pris la décision de l'épauler malgré ses abus. Profites de sa présence jusqu'au bout. J'ai perdu mon père en 1998 et je pense à lui tous les jours. Le mien aussi avait un faible pour l'alcool, je le considérais comme 'faible' mais je l'ai beaucoup aimé quand même.
Ce n'est hélas que dans l'attente que l'on pèse le poids de ces mots...Je suis de tout coeur avec toi. Dimanche dernier, nous avons eu le très lourd verdict de la maladie d'alzheimer dans notre famille...
Déja on est ne mode attente, attendre que l'ingrate déchéance vienne chercher ce qui reste de lucidité chez ce brave homme...
C'est vrai que ce n'est pas notre choix, mais putain que ça peut être dure quand même. Courage à toi et à ton père et sa femme.
Bravo d'être si respectueuse de ses choix, ça ne doit pas être facile tous les jours.
Je pense à vous très fort et je vous souhaite de très beaux moments familiaux. Je ne sais que dire, la maladie me laisse sans mots. Bon courage à vous et votre famille, chère Grande-Dame.
Émerveillée par votre blog que je viens de découvrir.
Émerveillée par la vie qui émanent de vos pages dont la mort fait partie.
Touchée en furetant dans votre univers, de grosses larmes des sourires des exclamations.
Merci
Tiens la vie au pluriel...
J'ai été très touché par ton texte. J'ai perdu mon père il y a déjà 22 ans, le cancer. Il n'avait que 40 ans et laissait derrière lui une femme qu'il aimait, qu'il adorait et ses trois enfants. Profites du temps avec ton père, c'est la meilleure chose à faire, pour toi et surtout pour lui. En espèrant que ces derniers temps sur cette terre soient beaux et sans trop de souffrance.
Je ne peux que te redire de profiter des moments possibles, quels qu'ils soient, avec ton père. Le fait d'accepter et de ne pas juger de ses faiblesses (même auto destructives)est tellement plus facile lorsque de toute façon, tout a déjà été dit. Il est temps, lorsque les instants sont comptés, de laisser couler l'amour, de dire tout ce qu'il y a à dire, de donner toutes les caresses et de pardonner tout ce qu'il y a à pardonner. Cette fois-ci la vie te laisse ce délais pour vous permettre d'accepter et de vivre au jour le jour, la fin d'une vie aimée sur terre. Cette fois-ci, c'est le retour naturel de l'existence. Celui qui t'a donné la vie et t'a aussi amené a devenir celle que tu es, a maintenant besoin de ton aide pour partir le plus légèrement possible.
Ma nièce qui a perdu son bébé du cancer et à qui on disait toute notre admiration devant son «zen» et son courage nous a dit « ce n'est pas du courage, ça m'est imposé. Je ne désire que faire le mieux possible avec ce qui arrive.»
Perdre les êtres qui nous sont chers nous montre doucement ( parfois radicalement) le chemin qu'il faudra prendre, ce qu'il faudra nous-même laisser et par le fait même ce qu'il faut prioriser, vivre et apprécier.
Prend aussi soin de toi...
France
Bon courage. C'est vrai qu'il y a pas mal de gens qui ne s'aident pas eux-mêmes. Je ne sais pas quelle est la proportion qui admet qu'elle a couru après VS la proportion qui en veut à la vie ou au Bon Dieu d'en être arrivé là. Ma propre mère a déjà dit, il y a quelques années, alors qu'on lui disait d'arrêter de fumer: "Y'est trop tard pour moi!". What the fuck! Quessé tu veux répondre à ça, à une femme au début de la cinquantaine qui n'a ni cancer, ni tumeur, ni quoique ce soit? Tu te dis "Criss, est folle de dire quelque chose de même dans l'état qu'elle est!".
Je précise en concluant que j'aime beaucoup ma mère, mais que de l'entendre dire des affaires de même, je trouve ça complètement débile. Et sa prise en main est déficiente à ce niveau là et j'aurai assurément beaucoup de misère à en vouloir à qui que ce soit d'autre qu'elle si une badluck du destin la frappe par rapport à sa consommation de nicotine.
Je me suis demandé si je devais me faire. J'ai l'impression d'arriver comme sur un cheveu sur la soupe. Je me sens un tantinet voyeuse, comme si j'étais arrivée au mauvais moment.
Je viens tout juste de découvrir ton blogue et j'adore tes textes. Celui-ci m'a particulièrement touché.
Je suis vraiment désolée pour ton père et ta famille. Mes pensées sont avec vous...
J'ai perdu mon père en 1990, la leucémie. Ton père est tj là, je trouve que tu es très réaliste dans ce que tu écris. Il sais certainement que sa file sera à ses côté c'est un très beau cadeau que tu lui fais.
...entre deux points de suspension, vous savez mon empathie. Vous avez mon empathie. Et mes sourires...
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