dimanche, novembre 05, 2006

Solitude et dignité

La semaine dernière, nous avons été lui rendre visite. Elle était dans la grande salle de son Centre, à discuter avec une amie tandis que ses comparses dansaient un continental sur He's got the world in his hands.

Surprise, elle a mis quelques minutes à réaliser que ces deux jeunes gens qui avançaient vers elle étaient son petit-fils et son amoureuse. Spontanément, lorsqu'elle nous a reconnus, elle s'est levée, a posé sa main sur son coeur comme pour lui ordonner de se contenir un peu, a demandé où était son arrière-petit-fils, n'a pas attendu la réponse et tendrement, a serré le beau grand jeune homme devant elle dans ses bras.

J'ai une affection naturelle pour cette petite femme à la fois forte et vulnérable. Toujours bien mise, coquette aux yeux bleus si lucides, elle est observatrice et sensible aux qu'en-dira-t-on. Elle porte son histoire, ses drames, ses amours et ses déchirures. Elle continue dignement, malgré ses trop nombreux moments de solitude.

Dans son Centre, ils sont des centaines de Solitudes comme elle à porter leur histoire et qui, lorsqu'on les regarde, nous apparaissent comme de simples petits vieux faibles et malades. L'Âge d'Or, qu'on dit.

Dans les ascenceurs, ils se saluent, connaissent des bribes de l'histoire de chacun, se demandent des nouvelles. Dans la cafétéria, ils y a des cliques, des prises de bec, du commérage et des affinités, à la même manière que dans les cafétérias scolaires ou la salle des employés de toute entreprise.

Ces Solitudes me touchent.

Je porte cette même compassion, ce même respect envers toutes ces histoires tues ou trop peu connues parce que je ne connais pas tous ces gens. Je me sens toujours honorée de faire sourire quelques vieux dans les ascenseurs parce que j'ai avec moi un ou quelques uns de mes enfants et que la plupart de ces personnes semblent se sentir revivifiées à la vue d'un petit bébé ou d'une si charmante marmaille.

J'avais le même sentiment pour la mère de la femme de mon père -ma grand-mère adoptive, vieille allemande d'origine ukrainienne venue s'installer ici durant la Deuxième Guerre. Son sourire était toujours radieux lorsque j'allais la visiter, son étreinte toujours sincère.

Elle me racontait sa vie dans les camps de réfugiés avec ses quatre enfants, la façon dont ils avaient fuit l'Allemagne, la manière dont elle avait dû s'y prendre pour étirer chaque jour le seul et unique biberon de lait dont elle disposait pour son fils de neuf mois. Elle me faisait l'immense flatterie de me dire que mon courage avec tous mes jeunes enfants lui rappelait, chaque fois qu'elle me voyait, le courage qui l'avait animée elle-même pour sortir à tout prix ses enfants de l'Allemagne pour leur propre survie. J'étais, évidemment, bien indigne de recevoir des compliments d'une femme si exceptionnelle.

Et que dire de ma grand-mère, femme de la terre, jardinière, exquise petite femme aussi forte et fragile aujourd'hui que les autres, qui était le centre de l'univers familial de ses neuf enfants et de leurs propre marmaille, charmante femme encore aussi amoureuse de son homme à 80 ans, le regard longtemps allumé, l'esprit vif et l'humour pervers à travers ses manières de femme respectable. Elle nous raconte aujourd'hui ses anecdotes avec de moins en moins de lucidité et je dois lui rappeler chaque fois je suis la fille de laquelle de ses filles.

Une autre grande femme, une autre grande Solitude. Et un autre regard à la fois admiratif et désolé de ma part pour la déchéance de la vie qui semble vouloir balayer la grandeur de ces femmes pour ne leur laisser que leur vulnérabilité une fois la vieillesse arrivée.

J'en suis si désolée, je prendrais mes journées pour aller les visiter, les écouter, leur offrir mon intérêt. Tant d'histoires comme tant de capital humain qui risquent de basculer dans l'oubli.

***

Ce fut la même impuissance et la même désolation qui m'ont habitées hier au 10e étage de cet hôpital. Sauf qu'il ne s'agissait pas de mes grand-mères ni d'aucune Noble Vieillesse, mais de mon propre père de soixante-deux ans.

Un coup de poignard. Une désillusion sur la vie. La porte grande ouverte sur la déchéance et l'indignité. De la tristesse. Et beaucoup de révolte.

D'entendre mon père il y a encore quelques jours me dire en toute conscience qu'il attendait avec impatience cette opération, que la douleur infligée par le cancer, il ne pouvait plus la supporter davantage et que oui, il consentissait dorénavant à cette méga-chirurgie très complexe... et de le voir par la suite dans un état aussi pitoyable.... Aucun mot ne me vient. Que des émotions.

Mon père est un homme important. D'abord dans mon coeur. Mais il était aussi un grand enquêteur respecté, estimé socialement et décoré plusieurs fois. Un homme vraiment beau, jadis vivant jusqu'à la moëlle, intéressant, conservateur, drôle, orgueilleux et charmeur. Un charismatique guitariste, un accordéoniste merveilleux. J'aurais vachement aimé hériter de son oreille musicale, mais non, moi, j'ai besoin de partitions.

Je le vois si fier et si digne dans son bel uniforme rouge, si droit et le sourire si enjôleur à toutes les fois que l'on a valsé ensemble alors que ses gouttelettes de sueur dégoûlinaient sur mon front et que ça me faisait sourire aussi. Il y avait beaucoup de complicité dans nos regards.

Hier, c'est à la fois péniblement et avec hâte que j'ai marché jusqu'à lui au bout de ce corridor d'hôpital.

Je suis allée jusqu'à cet homme branché de partout et j'ai dû réprimer bien bravement mon envie de pleurer de tant de dépit. Avec mon coeur, je savais bien que c'était mon père, mais ce que je voyais était si désolant, si triste.

Toussant par le trou dans sa gorge, s'étouffant avec ses sécrétions, le visage enflé, la bouche serrée parce que trop douloureux de l'ouvrir, couvert de tubes et de fils, le bras gauche, la cuisse gauche, la gorge, le menton et la lèvre inférieure brochés, il n'avait que son regard déconfit à offrir.

De l''observer remuer faiblement les lèvres en semblant penser que nous comprenions ce qu'il tentait de nous dire fut douloureux. Et non, les petits gestes incohérents qui accompagnaient le mouvement subtil de ses lèvres ne nous aidaient pas. J'osais à peine lui dire que je n'arrivais pas à comprendre ce qu'il voulait; il y mettait tant d'efforts! Mon frère et moi, après avoir tenté un peu d'humour pour entretenir son moral et nous faire encourageants, étions près de lui à tenter de constituer des mots à partir des lettres que notre père nous pointait sur une feuille.

Nous nous regardions, cherchions un consensus, comme les joueurs d'une équipe d'un triste quizz. Nous avons réussi à comprendre quelques mots-clés, avons spéculé sur le reste. Impossible pour papa de communiquer: toute demande de sa part étant véhiculée via le médium de la douleur, ce dernier finissait par voiler le message lui-même.

La révolte et le dépit ne me quittent plus. De voir mon si précieux papa la jaquette à moitié attachée à cause des innombrables tubes heurte son essentielle dignité, mon essentiel besoin de dignité pour lui.

Lui, au degré de souffrance où il se situe, à demi lucide à cause de la morphine, que lui importe de devoir vider sa vessie la porte ouverte juste devant le poste des infirmières? Ça lui demande tant d'efforts de nous réclamer un peu d'eau -que nous devons lui refuser cruellement à cause de sa trachéo, userait-il de ses dernières énergies pour demander qu'on ferme le rideau afin qu'il puisse pisser dignement? Bien sûr que non.

Juste avant de partir, nous essayions d'étirer le temps encore un peu. C'est déchirant de laisser derrière une personne que l'on aime tant.

Juste avant notre départ, papa était agité. On venait de lui donner un calmant. La douleur et les sécrétions l'empêchaient de dormir. Il se redressait brusquement dans son lit, cherchait du regard quelque chose qu'il ignorait probablement lui-même. Sa femme et moi caressions chacune de notre côté son dos nu.

Il se recouchait doucement, tentait de remuer doucement les lèvres. Désolées et compassives, nous ne percevions aucun son. Il a fermé les yeux, en quête inavouée d'un peu de repos. Je caressais doucement sa joue pîquante et enflée. Il ne bougeait pas, semblait apprécier. J'avais espoir que ma caresse lui soit agréable. Il semblait calme. Je continuais. Sa femme me dit doucement: "Regarde Grande-Dame, il sourit."

Je tentais de percevoir le sourire et avec un effort, j'y parvins. Un subtil sourire à travers un visage ravagé par la douleur et la confusion.

Combien d'hommes, combien de femmes dans les hôpitaux sont en quête d'une caresse, d'une présence réconfortante?

Avec les 180 km qui me séparent de son hôpital, je suis bien impuissante. Je m'organiserai cette semaine pour retourner près de lui. Je tolère mal que la dignité de mon père puisse être hypothéquée, même l'espace des quelques nécessaires semaines à l'hôpital. La vision que j'ai eue de mon grand homme de père réduit à cet état à cause des vices qui l'ont accompagné à travers les années me remet les priorités à la bonne place.

8 commentaires:

Anonyme a dit...

Déchirant, oh! combien déchirant votre texte. Et si bien écrit. D'une telle douceur....

Anonyme a dit...

Je n'ai pas été capable de tout te lire. J'ai sauté quelques bouts, ici et là...

Très difficile. Très difficile car si frais encore et si semblable, trop semblable.

Premier anniversaire hier de la mort de mon père. Et aujourd'hui, il aurait eu 55 ans. MERDE!

Regarde, je ne suis pas aussi bonne écrivaine que toi et bien d'autres que je sais qui viennent lire ici. Mais ce que moi j'ai trouvé le plus difficile, c'est de voir mon père perdre toute dignité. C'est de voir mon père dans son lit, les joues creuses, pesant tout au plus 80 livres (pour 5 pieds 11), la mort dans les yeux. La peur, la douleur (FOUTAISE QUE LA MORPHINE, QUE LE DILODID C'EST ASSEZ FORT!!) imprégnées dans son visage.

Je ne l'ai pas encore digéré et je ne suis pas prête de le faire (contrairement au deuil de mon fils qui est d'un tout autre ordre, qui n'a pas souffert, etc.). J'accepte définitivement pas ça que de nos jours on ne puisse pas encore éviter "ça" à un être humain alors qu'on l'évite, et bien avant ce stade, à un chien (par COMPASSION!!!). Mais nous, nous avons des droits. Le droit de se rendre tellement bas et de tellement souffrir avant de s'éteindre ouais... Je ne voudrais tellement pas que mes enfants me voient un jour dans l'état dans lequel j'ai vu mon père. Je voudrais tellement 1- leur éviter ça à eux et 2- m'éviter ça à moi. Car je sais à quel point ça marque un enfant (peu importe son âge) de voir son parent ainsi (méconnaissable!) et je sais que c'est loin d'être nécessaire pour vivre un deuil. Moi je n'aurais jamais dû être là, les derniers jours, puisqu'aujourd'hui je suis prise avec des images, entre mes deux oreilles, qui ne s'en iront jamais et que je n'accepte pas. Je n'avais pas besoin de voir ÇA, je le comprenais très bien que mon père je pouvais mettre une croix là-dessus dès mes 27 ans. Je n'avais pas besoin de m'imprégner de ces images, qui est aujourd'hui mon dernier souvenir de lui. Ce ne sont pas des regrets, je ne ressasse pas ça sans cesse dans ma tête (que j'aurais dont pas dû être là) mais par contre je vais m'en servir pour faire des choix dans l'avenir. Je vais apprendre de cela et je sais maintenant où sont mes limites et avec quoi je peux vivre par la suite et quoi qui est tout simplement "trop".

Mon grand-père maternel avait une trachéotomie (permanente et depuis plusieurs années), il parlait avec un "micro".

Mon père était accordéoniste. Je sais que tu le sais et je sais que je radotte.

J'ai perdu mon fils, ce n'est certes pas comparable à ce que tu as vécu m'enfin... Il y a des similitudes que je préfèrerais que tu cesses d'avoir avec moi, question que le sort arrête de s'acharner sur toi (vous)...

Le plus con: J'ose rien dire pour ton père, j'ignore son état de santé, ce qui en est au juste. Ma soeur et moi on se l'est fait dire et on l'a lu "prompt rétablissement" alors que les gens étaient dans-le-champ totalement alors j'ose même pas le dire. Il n'y a pas grand chose à dire, selon moi, à part MERDE!!! (et ce, dans les deux sens...)

Je te souhaite juste de pouvoir vivre plus facilement que moi avec ces images, avec tout ça. Moi mon cerveau a définitivement busté là-dessus et il n'en démord pas encore, 1 an plus tard.

Anonyme a dit...

Oh que c'est beau et que tu es Grande Ô Grande Dame. Mon coeur est avec toi, tiens sa main bien fort et cherche les sourires.

Anonyme a dit...

Je suis de tout coeur avec toi Grande-dame...

xx

Grande-Dame a dit...

La diététiste, Nathalie, cricri, merci pour vos bons mots.

Je fus bien touchée d'apprendre aujourd'hui que mon père avait tenté de charmer les infirmières.

Si mon grand séducteur de père agit ainsi, c'est que son essence n'est pas loin.

Y en a marre, je suis désolée pour ton père. Tu semblais proche de lui.

C'est dur de voir une personne que l'on aime perdre de sa dignité. :-(

Dr Maman a dit...

Grande Dame, ton texte m'a touché au plus haut point. Il est empreigné de tant d'émotions. Tu vis des moments très difficiles, mais ton père sait que tu es là avec lui et il doit être tellement apaisé de ta présence à tes côtés. Ton dernier commentaire nous dit qu'il commence à regarder les infirmières... je lui souhaite plein de décoltés plongeant pour raviver sa force et ses sourires!

Anonyme a dit...

J'avais mal en te lisant, et j'ai mal en écrivant ces mots...

Je ne sais quoi te dire. J'espère de tout mon coeur qu'il s'en sortira. Qu'il ira mieux... Je l'espère.

Grande-Dame a dit...

Chocolyane, je pars passer une partie de la journée avec lui. Il a recommencé à marcher, semble-t-il, et à respirer de lui-même.

Il ne peut toujours pas communiquer, mais je vais faire de mon mieux pour lire dans ses yeux. En général, ils parlent bcp.