Durant vingt ans, nous avons été amies. D'authentiques et intenses meilleures amies. Une relation richement parsemée d'amitié-heurts.
Elle: Intense, impulsive, libre, exigeante, débrouillarde, inconséquente, séductrice acharnée, laissant sa vie guidée par ses coups de tête ("coups de coeur", m'aurait-elle corrigée), suivant fidèlement ses pulsions même si elles devaient lui coûter déloyauté envers ses amies ou lois -tacites ou pas- enfreintes. Son leitmotiv: les battements de cils, le besoin d'avoir tous ces yeux d'hommes rivés sur elle, l'ardent besoin de sentir qu'elle suscite désir et convoitise. De banals amusements, pour elle, tous ces couples brisés.
Généreuse, magnifique et pernicieuse, cette amie. Immorale à souhait, n'existait pour elle que les lois de ses plaisirs ou envies du moment. Une hédoniste avouée. Si j'avais été prise dans un quelconque imbroglio à l'autre bout du monde, c'est pourtant elle qui serait sautée la première dans un avion pour venir me sortir du pétrin farouchement armée de son principal atout: la séduction. Par amitié, par indéfectible loyauté.
Elle était particulière car elle possédait la fabuleuse faculté de traiter tous les humains équitablement: elle savait serrer dans ses bras de la même manière un étranger déprimé, ses copains du showbizz, mes enfants, ses amies, un Hell's croisé dans un bar avec lequel elle avait un peu rigolé, ses conquêtes, son chiro.
Avec elle, jamais d'interdit, que la volonté d'arriver à ses fins.
Moi: Stable, morale, réservée, posée, responsable, ambitieuse, audacieuse autrement, solide dans mes convictions, réfléchie. Moi, son port d'ancrage, son gage d'amitié, celle qui rédigeait à sa place ses devoirs d'anglais pour la sortir de l'embarras. Moi, sa stabilité, celle qui toujours écoutais ses aventures rocambolesques en souriant ou la mettant en garde contre les conséquences de son impétuosité.
Elle était ma folie, j'étais sa tempérance. Elle était l'aisance du corps, j'étais celle de l'esprit. J'étais le baromètre de sa conscience, elle était l'exutoire de ma vie rangée.
Ensemble, nous avons traversé les années: nous avons joué à la poupée, grimpé dans les arbres, parcouru la ville maintes fois à vélo, organisé des coups de téléphone, chanté à tue-tête et fumé nos premiers joints. Nous nous sommes protégées l'une et l'autre, nous nous sommes racontés nos amours, elle a trahit mes confidences, n'a pas respecté mon rythme, elle était insolente, je savais être pire, je l'ai détestée, elle m'a consolée, je l'ai ramassée à la petite cuillère après ses bêtises et maintes fois, nous nous sommes réconciliées.
Elle s'est parfois imposée, je l'ai accueillie en empiétant sur mon nécessaire espace personnel, je me suis détestée pour ma servilité, je me suis révoltée trop pacifiquement. Mille fois, nous nous sommes heurtées, mais jamais je n'ai serré une amie aussi intensément dans mes bras, jamais autre amie n'a compris aussi exactement les mots de mes silences.
Je n'ai jamais eu une relation humaine si houleuse qu'avec elle. Si je persistais dans cette amitié controversée, c'était parce que je n'avais jamais eu autant de plaisir qu'avec elle, ne m'étais jamais autant éclatée qu'avec elle, ne m'étais jamais décroché la mâchoire autant qu'avec elle. Jardin l'aurait qualifiée de pure double-rate.
Il fut un temps où il n'existait aucune pudeur entre nous. Elle a recueilli mes confidences comme nulle autre. Vous savez, ce genre de confidence que l'on tait généralement simplement parce que peu de gens bien-pensant peuvent les recevoir sans s'indigner.
Il était naturel et facile de parler avec elle. Comment aurait-il pu en être autrement? Avec elle, il n'y avait jamais de limites, surtout pas celles de la moralité et toute contrainte devenait un défi exaltant. Toutes les confidences étaient donc permises, sans jugement. Toujours, nous pouvions aller au fond d'un sujet, nommer l'innommable en toute fluidité. Que d'authentiques et profondes discussions nous avons eues!
S'il m'arrivait un truc étrange, un sentiment douteux, honteux ou incongru, c'est illico vers elle que je me tournais. Chaque fois, son inébranlable loyauté à moi m'attendait à bras ouverts.
Hier, en roulant vers un café pour aller faire honneur au lancement du livre de ma copine Émilie, je songeais à cette fameuse amie appartenant maintenant au passé. En voiture, nous aurions inévitablement chanté en duo et rit à gorge déployée de nos excès durant quelques mesures.
Je vis bien sans elle, j'ai accepté et solidifié ma propre part de folie. Peut-être assume-t-elle à présent une part de tempérance qui lui est propre? Si nous nous croisions, je l'inviterais probablement à aller prendre un verre. En souvenir du bon vieux temps où nous pouvions encore être compatibles sans trop nous heurter. Et peut-être aussi pour le partage de quelques confidences désormais en latence indéfinie.
5 commentaires:
Hello Grande Dame,
C'est étrange comme ton histoire m'a rappelé une très forte et très ancienne relation d'amitié, moins longue mais également intense. Moi-même étant la face tempérée et Elle, la lave en fusion. Je revois surtout ses cheveux, longs, épais et magnifiquement bouclés.
Et j'ai beau me creuser la tête, je ne vois à notre rupture pas d'autre cause que l'éloignement et peut-être aussi le désir non-dit ne passer à autre chose.
Il est très beau ton texte, Grande Dame. Il me rappelle la relation avec ma copine Diane. La sage qui me ramassait à la petite cuillère à chaque peine d'amour.
Le destin a fait que nous avons été plus de 20 ans sans se voir ou de donner des nouvelles. Par un curieux et formidable hasard virtuel, nous avons renoué. Elle m'a invitée à son mariage, j'ai été sa fille d'honneur et j'ai même signé ses registres.
Après 20 ans, rien ne s'était étiolé.
Tu vivrais sans doute la même chose avec ta copine, enfin, je crois. Il est étrange de voir à quel point l'amitié si solide et profonde traverse admirablement le temps.
On vieillit, nos valeurs changent. Parfois ça nous éloigne de certaines personnes, ainsi va la vie.
Mon opinion sur les amitiés a été maintes fois exposée. On finit bien souvent par ne plus partager grand chose avec eux. Et ceux qui restent, ils nous crissent parfois là pour une chicane complètement niaiseuse à propos d'une banalité.
En vérité, je vous le dis, la vie est une longue maladie et nos amitiés sont des microbes qui contribuent à cet état de fait.
Je crois que nous sommes plusieurs à avoir ce genre de souvenirs, ce type d'amitié perdue...
Ton texte m'a fait penser à une amie... qui pendant longtemps m'a été très chère...
Je crois qu'aujourd'hui notre amitié en est à ses derniers milles... et j'ai eu beaucoup de difficulté à en accepter la fin jusqu'à aujourd'hui... Merci pour ce texte qui me donne le petit quelque chose nécessaire pour tourner la page.
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