lundi, octobre 29, 2007

Compassion

Visite chez père enfin à la maison ce week-end. Ce fut bon de le voir chez lui. Moments simples et touchants.

Il parle très peu, demeure assis sur son fauteuil un peu comme une statue. Je m'approche, m'accroupis près de lui, pose ma tête sur le bras du fauteuil. Papa approche les os de sa grande main maigre et me caresse longuement les cheveux.

Au bout d'un moment, je relève la tête et le vois réprimer ses larmes. Je lui demande ce qui ne va pas. "Je suis tanné", qu'il me murmure en secouant la tête et fixant le vide. Il pose sa main sur sa cuisse et je suis désolée de voir qu'il lui reste si peu de chair qu'on voit la nette démarquation entre son radius et son cubitus. La peau moule chacun de ses os comme une fine couche d'alginate.

Je l'aide à se lever, lui propose de lui faire un massage. Il s'étend sur son lit et je masse son corps. Au bout d'un moment, je deviens hésitante. Le massage devrait soulager la tension des muscles, mais papa n'en a plus. Ils ont fondu sous sa peau. Mon massage ne fait donc que promener la peau désormais libre sur les os. Je la caresse donc elle, cette peau douce et fatiguée. Je touche mon père et je vois très clairement dans ma tête la page du squelette humain du dictionnaire.

Je lui dis que Grand-Charme et Fils Aîné s'inquiètent pour lui. Il me répond en pleurant qu'il les aime, ses petits-fils.

"Dis-leur".

Je perçois encore son esprit, mais il est fatigué, lui aussi. Il est faible, entretient le rituel avec de l'eau glacée qui le soulage mais qu'il ne peut avaler.

Au moment où toute la famille s'installe pour manger, il se lève de son fauteuil et vient se tenir près du comptoir où mes quatre aînés prennent leur repas.

"Qu'est-ce que tu fais?" lui demande sa femme, inquiète et surprise de le voir debout.

"Je veux juste les voir tous", qu'il lui répond. Il se tient debout en s'aggripant au coin du mur et regarde la splendide vue d'ensemble que représentent ses cinq petits-fils vivants qui mangent avec appétit leur spaghetti.

Il emmagasine l'image, puis retourne s'asseoir sur son fauteuil.

En soirée, mes deux aînés vont le voir, s'intéressent à lui, à sa machine à gavage. La discussion est silencieuse, mes grands sont un peu perturbés de voir leur grand-père qu'ils aiment dans cet état.

Silence. Je sais que mon père prépare ses mots. Mes grands mangent leurs bonbons près de lui. Puis, papa réussit à formuler sa déclaration d'amour à ses deux premiers petits-fils, ceux dont il est le plus proche.

Je souris intérieurement. Compassion à l'état pur.

8 commentaires:

Anonyme a dit...

Tellement touchant de te lire. J'ai versé quelques larmes.

Matty xxx

Zablog a dit...

Emmagasiner l'image. Il y a urgence de le faire, même avant la vieillesse ou la maladie. Quel texte senti et impressionniste, Grande Dame. Merci.

Sleeping Dogs and Dead Lions a dit...

Ton texte était vraimen touchant et me rappelle un petit peu mon grand-père, lui qui en 2000 à été atteint d'une maladie incroyablement rare et il n'a jamais pu regagner sa santé. Il a travaillé toute sa vie, c'est ce qu'il aimait faire, travailler. Maintenant, il a de la misère à le faire et je pense que ça le décourage.

À chaque année, il donne la bénédiction et tout le monde se demande si ça va être la dernière, mais au fond, nous savons qu'il continue à vivre et à se battre pour nous - sa grande famille.

moi m'aime a dit...

ça me touche beaucoup ton billet. tu écris tellement bien!(je suis anciennement mariée et heureuse)

Anonyme a dit...

C'est très triste cette situation...mais si beau en même temps ....xx

Jenfi a dit...

Je viens de lire tout ce que j'avais loupé, aspirée par les vacances scolaires ici, le beau temps, les filles accaparantes... tout est si joliment écrit... d'un sujet à l'autre... je suis bercée, émue, attendrie... merci...

Jenfi a dit...

oops, je suis sur l'ordi de mon mari, "jenfi"... je suis Véro, la petite française qui vient te lire assidument... (mon mari te lit aussi, mais reste silencieux, comme toujours...)

Anonyme a dit...

Fantômes de chairs et souvenirs heureux. Je suis vous, je vous suis et nous sommes eux. Justement, ce soir, le mien (de père) me demande, comme ça, sans avertir : "Hey ma grande, t'es pas tannée de me voir tout ramolli là ?". Comme si...