lundi, juillet 09, 2007

Mort et conventions

Lorsque Thomas est décédé, j'ai beaucoup cherché à entendre d'autres mères ayant vécu une perte aussi capitale que celle d'un enfant. J'avais besoin de savoir comment elles avaient réussi à survivre, pour continuer de respirer -et d'avancer, par quel étrange coup du destin elles n'étaient pas devenues folles (folie auquelle je ne crois pas échapper, hélas).

J'avais besoin de jauger mon désormais nouveau rapport à ma famille, à mes amies, à mon homme, à moi-même. Je possédais un nouveau statut et il me fallait m'assurer de l'éventuelle continuité de compatibilité de certains liens. Comme si la douleur qui me dévorait de l'intérieur allait assurément faire de moi quelqu'un de différent qui allait inévitablement devenir incompatible avec les personnes habituées à me voir toujours joyeuse, par exemple. Certaines relations "hédonistes" allaient nécessairement s'effriter, puis lentement, mourir de leur belle mort.

J'ai entendu, lu et répertorié empiriquement, pour me faire un schème approximatif de ce qui m'attendait, plusieurs dénominateurs communs de mères endeuillées: toutes avaient la viscérale impression d'avoir perdu une partie d'elles-mêmes, toutes possédaient très nettement un elle "d'avant" et un elle "d'après", toutes vouaient une loyauté très grande à leur enfant disparu, etc.

Il y eut, bien entendu, différents tracés de cheminement propres. Ne sommes-nous pas tous uniques dans nos réactions?

Je me suis dissociée des impressions d'autres mères qui elles, se dissociaient radicalement des humains n'ayant jamais perdu d'enfant. Comme si l'empathie reçue n'avait de valeur que si elle provenait d'une personne "qui savait", pour l'avoir vécue elle-même. Cela m'avait grandement choquée; c'était de ne pas reconnaître la sincérité et l'importance du soutien de nos familles et de nos amis, qui sont toujours, même après seize mois, aussi précieux.

Il y a quelques temps, je suis tombée sur un paragraphe d'un billet de Joss qui s'est voulu catalyseur chez moi d'une réflexion déjà poussée sur la mort. Il y expliquait, en gros, sa révolte que les émotions, dans certains contextes comme des funérailles, soient maquillées de convenances sociales plutôt que d'être réellement vécues au diapason du sentiment de perte de celui qui la vit.

À ce sujet, je me souviens avoir été touchée par une révolte semblable de Nat dans l'excellente série Six Feet Under. Il se révoltait alors de l'aspect froid et retenu de nos rites funéraires en comparaison avec ceux d'autres cultures où l'on ose réellement pleurer, avoir mal sans retenue, se laisser tomber sur une tombe sans craindre les Ô si importantes apparences et conventions sociales.

Ces derniers temps, mon Beau Bonhomme me manque éperdument. Une vilaine "rechute". Tout d'abord, mon tout-petit Fred approche à grands pas de l'âge de décès de son frère. Déjà, il prononce des mots que Thomas ne disait pas, franchit des étapes auxquelles Thomas ne faisait qu'aspirer.

Aussi, je regarde autour les enfants de 3 ans et quelques mois. Mon coeur se tord à l'idée que mon Canard en serait là, lui aussi, s'il était encore avec nous. Je songe aux obstinations que j'aurais avec lui, aux discussions loufoques, je songe aux jeux qu'il partagerait avec son petit frère -et les grands, je songe aux sorties que l'on ferait ensemble. En voiture, sa place est douloureusement inoccupée par lui.

Je parle de moins en moins de Thomas. Autour de nous, on y fait de moins en moins référence. Comme si notre lien à la mort devenait plus intime, plus secret. C'est sans doute ce que l'on appelle "la vie qui continue". Toutefois, le vide et la douleur n'en sont pas moins là. Ils sont apaisés, certes, parce que le temps est heureusement clément, mais ils ne sont pas moins là. Implosion.

J'en suis à me demander, au fil de mes interminables cogitations sur la mort, si ces convenances sociales existent réellement ou si elles ne sont que le fruit des limites que l'on s'impose soi-même parce qu'on a l'impression que l'on a pris suffisamment de place, que de parler d'une mort qui nous remue encore revient à un égocentrisme dont il faut revenir avant d'avoir l'air de refuser d'avancer.

On s'attend, par exemple, à ce que l'une personne pleure souvent aux suites temporelles proches d'un décès. On s'attend à ce qu'elle soit possiblement dysfonctionnelle. On s'attend à la ramasser à la petite cuillère. Si une vilaine journée suit un deuil, ce dernier en portera nécessairement l'odieux. "On est plus fragile".

Si j'éclatais en sanglots dans une réunion de famille seize mois après un décès important, la sollicitude, selon mon évaluation de la situation, devrait être compromise car on ne peut plus, socialement, systématiquement attribuer tout chagrin à la vulnérabilité du deuil. J'agirai donc en conséquence et m'organiserai pour ne pas me retrouver en situation où je pourrais démontrer des excès de souffrance devant les autres.

La légitimité de mon deuil, de ma douleur, est moins grande qu'il y a un an, lors de l'épicentre du choc. Vous me suivez?

Si, durant les funérailles de mon fils, j'avais fait abstraction des convenances et que j'avais été au bout de ces impulsions réprimées pour retirer mon enfant de son cercueil pour le serrer une dernière fois entièrement dans mes bras, m'aurait-on estimée odieuse et sans pudeur aucune pour avoir brisé cette si forte et officieuse convention d'Intouchabilité de la Mort?

Toute mère agit-elle comme on s'attend d'elle: se tenir droite, contrôler son chagrin en public, serrer des mains, accueillir des étreintes, demander des nouvelles de ceux qui sont venus de loin et surtout, surtout, ne pas craquer, à tout prix, préserver son image de femme forte?

Je cogite énormément sur la mort et les conventions qui y sont reliées. Tous ces questionnements, toutes ces réflexions continuent d'alimenter le contenu de mon recueil...

16 commentaires:

Anonyme a dit...

Vagues et flux de la douleur, de la peine, du manque...
Ne t'y trompes pas : tous ceux qui ont vécu un deuil difficile (pas forcément un enfant) connaissent bien ces imprévisibles rechutes, parfois sérieuses, parfois ponctuelles, toujours surprenantes quand on pensait commencer à "maîtriser la chose"...
Peut être avec le temps les gère-t-on plus simplement, comme un petit "reviens-y" incontournable, qui fait partie de nous...
Affectueusement,

Anonyme a dit...

Le deuil c'est comme un vague, des fois tu es dessus, des fois tu coules au fond.

Dans mon cas, on m'a laissé pleurer un peu, mais maintenant si tu voyais les yeux qu'on me fait quand j'ose même parler de ma Cocotte. J'ai même droit à des commentaires comme "tu l'as même pas connu" "Ça fait deux ans reviens en". Je sais très bien que c'est différent que de perdre un enfant déjà là, mais j'ai mal quand même. Je peux bien rationnaliser tant que je veux, ça brûle encore. D'ailleurs c'est une des choses tuff je trouve à accepter dans tout ce qui m'est arrivé, cette soudaine conscience de devoir vivre toujours avec ça... toujours...

Je sais exactement la scène dont tu parles dans Six Feet... celle où le père est enterré et où Nate encourage sa mère qui se laisse finalement aller... très beau et touchant et combien vrai. Et la phrase... "I refuse to sanitize this anymore! What is this hermetically sealed box, this phony astroturf around the grave? It's like surgery: clean, antiseptic!"

Unetelle a dit...

Depuis la perte de mon fœtus à 16 semaines de grossesse, je vis des étapes très semblables à ce que tu décris. Pourtant, le deuil n’est pas le même et je n’ai même pas connu l’enfant.

Je sais que j’ai profondément changé. Il y a un moi « avant » et un autre « après ». J’ai également perdu une partie de moi-même que je désespère de retrouver et, bien malgré moi, je parle et j’agis comme si nous allions encore avoir trois enfants. Je regarde les voitures qui peuvent accueillir trois enfants et ne peut me résoudre à réaménager la chambre du bébé, même après six mois… Pour tout dire, j’ai encore l’impression que je serai bientôt en congé de maternité!

Je vis ma peine seule et m’éloigne de ceux que j’aime. Mon besoin de solitude est immense. Quand on me demande comment je vais, la véritable réponse serait : « Je ne sais pas ». Je ne sais très sincèrement pas comment je vais. Je suis perdue et désorientée. J’ai envie de faire des folies, de me lancer dans des projets inhabituels… Je ne me reconnais plus.

Marchello a dit...

Grande-Dame,mon frère, et ma belle-soeur, ont perdu leur bébé, à quelque mois: le syndrome du bébé qui oublie de respirer.

Ce fut un enterrement tellement triste. Un petit être innocent, sans péché, jamais rien fait de repréhensible et il n'a pas la chance de vivre.

Je n'ai pas la prétention de pouvoir comprendre la peine d'une Maman. Ça me transcende.

Anonyme a dit...

Grande Dame, je lis votre blogue depuis quelques jours et je l'ai mis dans "Mes favoris". J'ai n'ai pu m'empêcher d'aller lire tout ce que vous avez écrit qui parle directement de Thomas. J'ai 2 garçons et j'ai juste envie d'aller les coller très fort après vous avoir lu. J'ai perdu ma mère alors que j'étais en train de le devenir... et ce, au sens propre et non figuré, il y a de cela 11 ans. Puisque j'accouchais, je ne pouvais pas vivre mon deuil d'une mort soudaine et prématurée, même pas me rendre aux funérailles dans une autre ville. Ce deuil a été très long à faire, si d'ailleurs il est fait, et je comprends votre désarroi quand vous vous sentez jugée d'avoir encore des réactions face à la mort de votre fils.
Je continuerai de vous lire et votre projet de livre est une fichue de bonne idée !!! Je vous lis parce que vous capter mon attention, parce que votre plume est savoureuse.

Grande-Dame a dit...

Ophise, les vagues, le raz-de-marée, c'est l'image que notre merveilleuse psy nous donnait pour le deuil. C'est aussi ainsi que je le sens.

Nathalie, je suis touchée que cette scène soit une référence commune. Je vois que tu la maîtrises très bien. ;-)

Je suis bien d'accord, ça a quelque chose de presque terrifiant cette permanence de la perte, même si elle n'est pas toujours ressentie à son maximum. Certaines pertes sont portées toute la vie.

Madame Unetelle, tes propos me rejoignent et me ressemblent. J'ai aussi, dans la douleur, tendance à m'éloigner de ceux que j'aime. Pour les préserver de mon tout-triste-moi??

Marchello, mes sympathies. Assurément, cet enfant fera toujours partie de leur histoire.

Maryse, bonjour et bienvenue! La perte d'une mère, dans un contexte comme le vôtre, ouf! Y a-t-il un moment dans une vie où l'on a autant besoin de sa mère que lorsqu'on le devient soi-même? Mes sympathies...

Le jugement, ou le malaise des autres...vous voyez, j'ai encore des doutes. Je pense même fort que ce sont MES propres limites, MA propre pudeur qui prennent le dessus lorsqu'il est question de mon fils...Je cogite bcp là-dessus...:-S

Taïga a dit...

Il me semble moi que j'aimerais vivre mon deuil dans l'intimité même au salon... seule, sans commentaires, sans regards... Je serais du genre à ne vouloir voir personne et agir selon ma volonté et ne pas accepter les limites imposées par les autres. Survivre à mon chagrin sans supporter celui des autre qui en fait sont souvent plus désolé pour eux-même.

Je n'ai pas connu ce genre de deuil mais depuis que je suis mère je ne peux pas m'empêcher d'y penser.

Madame C. a dit...

Je n'ai jamais perdu d'enfant ou de personne d'assez proche pour m'ébranler profondément. Toutefois, je comprends et je suis sensible à la douleur de ceux qui restent. Les convenances créent un malaise chez moi, celles-ci deviennent davantage de nature mécanique au lieu de sincère dans de nombreux cas.

Ce qui selon moi est terrible, c'est de regretter le reste de sa vie d'avoir respecté les convenances. Je suppose à quel point il doit être impérieux de s'imprégner de l'être cher, afin de ne pas l'oublier, avant de le laisser partir...

Grande Dame, je ne vous écris que rarement, mais je vous lis toujours. À chaque fois, vos réflexions ébranlent une partie de moi. Difficile d'Expliquer pourquoi, ça a sans doute à voir avec cette grande douceur qui se dégage de vos écrits...

Anonyme a dit...

Grande Dame, ma soeur Martine a un blogue http://martinepage.com/blog/ et au moment où je vous écrivais sur votre blogue, elle écrivait son billet sur un auteur qui a vécu la mort de près. Son livre, "la fabrication de l'aube" est maggnifique, Martine en cite d'ailleurs un extrait.

Anonyme a dit...

Grande Dame, on est donc toutes ainsi, à vivre nos deuils quelqu'ils soient dans l'ombre de la bienséance. J'ai perdu 2 bébé, une fausse couche à 2 mois de grossesse il y a 13 ans et un "avortement" pour de "grosses" raisons de santé il y a 3 ans. Pour tous, c'est bon c'est passé j'ai tourné la page.....et moi je rame avec mes émotions qui fluctuent suivant le temps, les dates ou ma fatigue....la tête hors de l'eau certe, mais souvent je bois encore la tasse, une gorgée d'eau tellement amer.....Et pourtant, je sens que je n'ai pas le droit d'être en deuil, mes enfants n'étaient pas nés, c'était il y a fort "longtemps", j'ai 2 beaux gars en pleine forme....et alors, pourrait-on pleurer en paix. Tendres et douces pensées pour toi et Thomas, pour toutes les mères dont le coeur saigne.

Axelle a dit...

Les convenances que l'on s'impose...
Le mari de ma maman est parti il y a 5 ans maintenant, je le connaissais depuis toute bébé (mes parents se sont séparés très tôt), il a eu deux beaux garçons avec ma mère (mes frères !), mais il est parti.
De l'avis de tout le monde aujourd'hui, c'est sûrement moi qui ai eu le plus de mal à m'en remettre, on ne sait pas pourquoi, mon deuil a été un calvaire pendant 2 ans, tristesses récurrentes, envie qu'il revienne.
Oui mais moi j'ai toujours mon père, on s'adore d'ailleurs, alors je me suis toujours dit que je n'avais pas le droit d'être la plus triste alors que mes frères (dont un de 10 ans àl'époque) avaient perdu leur papa. J'ai fait le plus d'efforts possibles pour que mon deuil paraisse "normal", "conventionnel".
Je comprends quand vous parlez des conventions, même si je n'ai jamais perdu d'enfants, je n'en ai pas encore. J'ai beaucoup d'émotions en vous lisant.
Le bonheur c'est aussi d'avoir des moments tristes pour penser à ceux qu'on a aimés, parce que ça veut dire qu'ils vivent toujours en nous.
Les jours où je pleure à la pensée que mon beau-père est parti, ça me rassure, il est toujours en moi.

Véronique a dit...

Je suis vraiment, tellement, désolée.

Ton billet m'a fait penser à une AUTRE scène de Six Feet Under.
Celle ou Brenda dit qu'il y a un mot pour les enfants qui ont perdu leurs parents (orphelin), pour les maris et femmes qui ont perdu leurs coinjoints (veuf/veuve), mais qu'il n'y a aucun mot pour les parents qui ont perdus des enfants.
Parce que c'est trop horrible qu'on ne peut pas trouver de mot...

Anonyme a dit...

Je me souviens d'un temps pas si lointain, où les rites du deuil existaient réellement: porter le noir, pas de sortie publique, etc... Évidemment, c'était peut-être l'extrême, mais les signaux de deuil étaient visibles et la durée (minimum un an pour un "grand deuil") était à mon sens nécessaire. Aujourd'hui, à force d'asceptiser et de banaliser le deuil, de le "déritualiser" ou pire, d'inventer des rites absurdes, on en arrive à penser que sitôt le corps enterré, on devrait en faire autant avec nos émotions! Pourtant, le deuil ne commence véritablement qu'à ce moment-là. Avant, c'est le choc... Après, la manière de vivre son deuil est bien personnel et oui, ça ressemble à une vague de fond contre laquelle parfois on lutte, mais avec laquelle on se laisse aussi parfois aller. Maîtrise-t-on jamais l'absence? Je ne le crois pas. On apprend juste à vivre avec la cicatrice, et à ne plus dégaler le bobo pour voir s'il saigne encore. Oui, on est parfois bien seule, mais qui a dit qu'on devait toujours tout partager? Tant qu'on laisse une petite ouverture à l'autre, c'est suffisant pour qu'il s'y fasse une petite place, discrètement.
Parfois, j'ai peur qu'à force de vouloir oblitérer la mort, on finisse par en faire autant de la vie. Mais ça, c'est moi.
Grande Dame, je vous lis avec beaucoup d'émotions à chaque fois et je ne peux qu'admirer. Votre force, votre courage, mais surtout votre lucidité.

La voisine d'en face a dit...
Ce commentaire a été supprimé par l'auteur.
La voisine d'en face a dit...

Tu sais, Grande Dame, les convenances sociales, les limites, nous seules les acceptons ou les refusons... En fait, je dirais même que nous les forgeons, les adaptons... Après plus de trois ans, il m'arrive de parler de ma mère décédée avec les yeux dans l'eau, le trémolo dans la voix... C'est ainsi, je suis la vague...

Je suis farouche lorsqu'il s'agit des émotions... Elles sont toutes légitimes, elles nous appartiennent, nous définissent... Ce que les gens en pensent ne parviendra pas à diriger ce que je suis profondément... Contrairement à ce qu'on pourrait croire, les occasions où ça m'est arrivé publiquement, j'ai plutôt senti de la compréhension autour de moi...

Parfois, on gratte trop, tu sais, et on finit par voir ce qu'on croit devoir voir... xxx Tu sais combien je t'apprécie. Prends soin de toi... xxx

Anonyme a dit...

je n'ai jamais perdu d'enfant mais j'ai perdu mon frere, il y a 3 semaines, je ne sais pas comment réagir. socialement, quand on me demande comment je vais, je réponds toujours ca va, je me sens coupable si je parle de lui tout le temps. je ne sais pas trop comment réagir, j'ai juste perdu une partie de moi.