mardi, avril 10, 2007
Funestes aurevoirs
Voilà que j'ai envie de vous livrer ce matin une autre bouleversante bribe de la vie de Georges Sand. Elle m'a fait pleurer. J'espère que ses paroles sauront vous émouvoir également.
Mise en contexte: Georges Sand (à ce moment, on pourrait l'appeler par son prénom Aurore) a quatre ans (nous sommes donc en 1808) et sa famille vient de revenir d'Espagne. Elle et son petit frère de tout juste deux semaines ont la gale, que leur bonne grand-mère et le précepteur François Deschartres ont soignée avec beaucoup d'amour. La petite Aurore s'en est complètement remise, mais hélas, bien qu'en voie de guérison de la gale, le petit Louis est plutôt mal en point.
"Mais tandis que je reprenais à vue d'oeil, mon pauvre petit frère Louis dépérissait rapidement. La gale avait disparu, mais la fièvre le rongeait. Il était livide, et ses pauvres yeux éteints avaient une expression de tristesse indicible. Je commençai à l'aimer en le voyant souffrir. Jusque-là je n'avais pas fait grande attention à lui, mais quand il était étendu sur les genoux de ma mère, si languissant et si faible qu'elle osait à peine le toucher, je devenais si triste avec elle et je comprenais vaguement l'inquiétude, la chose que les enfants sont le moins portés à ressentir.
Ma mère s'attribuait le dépérissement de son enfant. Elle craignait que son lait ne lui fût un poison, et elle s'efforçait de reprendre de la santé pour lui en donner. Elle passait toutes ses journées au grand air, avec l'enfant couché à l'ombre auprès d'elle dans des coussins et des châles bien arrangés. Deschartres lui conseilla de faire beaucoup d'exercice, afin d'avoir de l'appétit, et de réparer la qualité de son lait par de bons aliments. Elle commença aussitôt un petit jardin dans un angle du grand jardin de Nohant, au pied d'un gros poirier qui existe encore. Cet arbre a toute une histoire si bizarre qu'elle ressemble à un roman, et que je n'ai sue que longtemps après.
Le 8 septembre, un vendredi, le pauvre petit aveugle, après avoir gémi longtemps sur les genoux de ma mère, devint froid, rien ne put le réchauffer. Il ne remuait plus. Deschartres vint, l'ôta des bras de ma mère, il était mort. Triste et courte existence, dont, grâce à Dieu, il ne s'est pas rendu compte.
Le lendemain on l'enterra, ma mère me cacha ses larmes. Hippolyte (un ami qui était en fait son demi-frère) fut chargé de m'emmener au jardin toute la journée. Je sus à peine et ne compris que faiblement et dubitativement ce qui se passait dans la maison. Il paraît que mon père fut vivement affecté, et que cet enfant, malgré son infirmité, lui était tout aussi cher que les autres. Le soir, après minuit, ma mère et mon père, retirés dans leur chambre, pleuraient ensemble, et il se passa alors entre eux une scène étrange que ma mère m'a racontée avec détails une vingtaine d'années plus tard. J'y avais assisté en dormant.
Dans sa douleur et l'esprit frappé des réflexions de ma grand-mère, mon père dit à ma mère: "Ce voyage d'Espagne nous aura été bien funeste, ma pauvre Sophie. Lorsque tu m'écrivais que tu voulais venir m'y rejoindre, et que je te suppliais de n'en rien faire, tu croyais voir là une preuve d'infidélité ou de refroidissement de ma part; et moi, j'avais le pressentiment de quelque malheur. Qu'y avait-il de plus témémaire et de plus insensé que de courir ainsi, grosse à pleine ceinture, à travers tant de dangers, de privations, de souffrances et de terreurs de tous les instants? C'est un miracle que tu y aies résisté; c'est un miracle qu'Aurore soit vivante. Notre pauvre garçon n'eût peut-être pas été aveugle s'il était né à Paris. L'accoucheur de Madrid m'a expliqué que, par la position de l'enfant dans le sein de la mère, les deux poings fermés et appuyés contre les yeux, la longue pression qu'il a dû éprouver par ta propre position dans la voiture, avec ta fille souvent assise sur tes genoux, a nécessairement empêché les organes de la vue de se développer.
-Tu me fais des reproches maintenant, dit ma mère; il n'est plus temps. Je suis au désespoir. Quant au chirurgien, c'est un menteur et un scélérat. Je suis persuadée que je n'ai pas rêvé quand je lui ai vu écraser les yeux de mon enfant."
Ils parlèrent longtemps de leur malheur, et peu à peu ma mère s'exalta beaucoup dans l'insomnie et dans les larmes. Elle ne voulait pas croire que son fils fût mort de dépérissement et de fatigue; elle prétendait que la veille encore il était en pleine voie de guérison, et qu'il avait été surpris par une convulsion nerveuse. "Et maintenant, dit-elle en sanglotant, il est dans la terre ce pauvre enfant! Quelle terrible chose que d'ensevelir ainsi ce qu'on aime, et de se séparer pour toujours du corps d'en enfant qu'un instant auparavant on soignait et on caressait avec tant d'amour! on vous l'ôte, on le cloue dans une bière, on le jette dans un trou, on le couvre de terre, comme si l'on craignait qu'il n'en sortît! Ah! c'est horrible, et je n'aurais pas dû me laisser arracher ainsi mon enfant; j'aurais dû le garder, le faire embaumer.
-Et quand on songe, dit mon père, que l'on enterre souvent des gens qui ne sont pas morts! Ah! il est bien vrai que cette manière chrétienne d'ensevelir les cadavres est ce qu'il y a de plus sauvage au monde.
-Les sauvages, dit ma mère, ils le sont moins que nous. Ne m'as-tu pas raconté qu'ils étendent leurs morts sur des claies et qu'ils les suspendent desséchés sur des branches d'arbre? J'aimerais mieux voir le berceau de mon petit enfant mort accroché à un des arbres du jardin que de penser qu'il va pourrir dans la terre! Et puis, ajouta-t-elle frappée de la réflexion qui était venue à mon père, s'il n'était pas mort, en effet? Si on avait pris une convulsion pour l'agonie, si M. Deschartres s'était trompé! car enfin, il me l'a ôté, il m'a empêchée de le frotter encore et de le réchauffer, disant que je hâtais sa mort. Il est si rude, ton Deschartres! Il me fait peur, et je n'ose lui résister! Mais c'est peut-être un ignorant qui n'a pas su distinguer une léthargie de la mort. Tiens, je suis si tourmentée que j'en deviens folle, et que je donnerais tout au monde pour ravoir mon enfant mort ou vivant."
Mon père combattit d'abord cette pensée, mais peu à peu elle le gagna aussi, et regardant à sa montre: "Il n'y a pas de temps à perdre, dit-il; il faut que j'aille chercher cet enfant; ne fais pas de bruit, ne réveillons personne, je te réponds que dans une heure, tu l'auras."
Il se lève, s'habille, ouvre doucement les portes, va prendre une bêche et court au cimetière, qui touche à notre maison et qu'un mur sépare du jardin; il approche de la terre fraîchement remuée et commence à creuser. Il faisait sombre, et mon père n'avait pas pris de lanterne. Il ne put voir assez clair pour distinguer la bière qu'il découvrait, et ce ne fut que quand il l'eut débarrassée en entier, étonné de la longueur de son travail, qu'il la reconnut trop grande pour être celle de l'enfant. C'était celle d'un homme de notre village qui était mort peu de jours auparavant. Il fallut creuser à côté, et là, en effet, il retrouva le petit cercueil. Mais, en travaillant à le retirer, il appuya fortement le pied sur la bière du pauvre paysan, et cette bière, entraînée par le vide plus profond qu'il avait fait à côté, se dressa devant lui, le frappa à l'épaule et le fit tomber dans la fosse. Il a dit ensuite à ma mère qu'il avait éprouvé un instant de terreur et d'angoisse inexprimable en se trouvant poussé par ce mort, et renversé dans la terre sur la dépouille de son fils. Il était brave, on le sait de reste, et il n'avait aucun genre de superstition. Pourtant il eut un mouvement de terreur, et une sueur froide lui vint au front. Huit jours après, il devait prendre place à côté du paysan, dans cette même terre qu'il avait soulevée pour en arracher le corps de son fils.
Il recouvra vite son sang-froid, et répara si bien le désordre que personne ne s'en aperçut jamais. Il rapporta le petit cercueil à ma mère et l'ouvrit avec empressement. Le pauvre enfant était bien mort, mais ma mère se plut à lui faire elle-même une dernière toilette. On avait profité de son premier abattement pour l'en empêcher. Maitenant, exaltée et comme ranimée par ses larmes, elle frotta de parfums ce petit cadavre, elle l'enveloppa de son plus beau linge et le replaça dans son berceau pour se donner la douloureuse illusion de le regarder dormir encore.
Elle le garda ainsi caché et enfermé dans sa chambre toute la journée du lendemain, mais la nuit suivante, toute vaine espérance étant dissipée, mon père écrivit avec soin le nom de l'enfant et la date de sa naissance et de sa mort sur un papier qu'il plaça entre deux vitres et qu'il ferma avec de la cire à cacheter tout autour.
Étranges précautions qui furent prises avec une apparence de sang-froid, sous l'empire d'une douleur exaltée. L'inscription ainsi placée dans le cercueil, ma mère couvrit l'enfant de feuilles de roses, et le cercueil fut recloué et porté dans le jardin, à l'endroit que ma mère cultivait elle-même, et enseveli au pied du vieux poirier.
Dès le lendemain ma mère se remit avec ardeur au jardinage, et mon père l'y aida. On s'étonna de leur voir prendre cet amusement puéril, en dépit de leur tristesse. Eux seuls savaient le secret de leur amour pour ce coin de terre. Je me souviens de l'avoir vu cultivé par eux pendant le peu de jours qui séparèrent cet étrange incident de la mort de mon père. Ils y avaient planté de superbes reines-marguerites qui y ont fleuri pendant plus d'un mois."
Quinze ans plus tard, le mari d'Aurore fit changer la disposition générale du jardin et demanda à ce qu'on déplace le poirier, devenu trop gros. Le jardinier, en découvrant le petit cercueil (qu'il avait ouvert pour découvrir des ossements de bébé), il modifia les plans pour le préserver et garda le secret pendant longtemps avant de le confier à la grand-mère ainsi qu'à Aurore et son mari.
Elle conclut cet épisode en écrivant: "L'enfant resta donc sous le poirier, et le poirier existe encore. Il est même fort beau, et au printemps il étend un parasol de fleurs rosées sur cette sépulture ignorée. Je ne vois pas le moindre inconvénient à en parler aujourd'hui. Ces fleurs printanières lui font un ombrage moins sinistre que le cyprès des tombeaux. L'herbe et les fleurs sont le véritable mausolée des enfants, et, quant à moi, je déteste les monuments et les inscriptions: je tiens cela de ma grand-mère, qui n'en voulut jamais pour son fils chéri, disant avec raison que les grandes douleurs n'ont point d'expression, et que les arbres et les fleurs sont les seuls ornements qui n'irritent point la pensée."
N'est-elle pas magnifique, toute la symbolique que les deux parents éplorés ont choisi de vivre pour sentir cet aurevoir à leur façon digne de leur enfant? C'est tellement important de prendre le temps de dire aurevoir au corps de son enfant!
Lorsque Thomas nous a quittés, nous avons bercé son petit corps durant six précieuses mais douloureuses heures à l'hôpital. L'infirmière nous avait autorisé au préalable une heure ou deux mais nous refusions catégoriquement de lui céder notre enfant. Durant ces six heures, chaque fois qu'elle revenait nous sommer de laisser partir son corps que le coroner réclamait, nous refusions net et je suis aujourd'hui satisfaite que ma farouche possessivité et mon entêtement m'aient permis de prolonger ce funeste mais essentiel aurevoir.
Je songe souvent à cette "chance" inouie que nous avons eue. J'imagine comme ce doit être doublement brutal pour une mère, pour un père, de n'avoir pas la possibilité d'embrasser, de humer, de toucher, de murmurer des mots doux, de caresser le corps intact de son enfant une dernière fois.
Pour terminer cette tranche de vie d'Aurore, son père mourut quelques jours après d'une chute à cheval. Lorsque la grand-mère arriva sur les lieux de l'accident au terme d'une course désespérée, elle tomba comme une suffoquée sur le corps de son fils. On arriva avec une charette pour récupérer le cadavre et la grand-mère ne put se résoudre à s'en séparer. Deschartres lui raconta, des années plus tard, le désespoir de la grand-mère qui venait de perdre son unique enfant. Il lui dit que "tout ce que L'âme humaine peut souffrir sans se briser, il l'avait souffert durant ce trajet où la pauvre mère, pâmée sur le corps de son fils, ne faisait entendre qu'un râle semblable à celui de l'agonie."
La mère et sa belle-mère vécurent dans la même maison, chacune à sa façon le décès de leur fils propre à huit jours d'intervalle.
***
Je me suis endormie sur ces tristes pages hier soir. Mon Grand-Homme vint me rejoindre quarante-cinq minutes plus tard et me réveilla non pas par de lascifs effleurements mais plutôt par une bien déchirante nouvelle: une connaissance à lui venait de perdre son tout-petit bébé d'à peine quelques mois.
Je me suis donc rendormie emplie de compassion, d'impuissance et de douleur pour un confrère/une consoeur humaine qui venaient d'être fouettés cruellement par cette trop familière déchirure.
NB. Je donne une étoile à ceux et celles qui ont eu la patience de lire ce billet jusqu'au bout. ;-)
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9 commentaires:
Une étoile facilement gagnée! J'adore George Sand pour tout ce qu'elle représente comme symbole de la liberté mais vous me donnez aussi envie de lire le récit de sa vie passionnante. Les émotions profondes suscitées par la mort d'un enfant sont intemporelles et universelles aussi. Je me demande cependant si la culture ou la religion n'ajoutent pas une autre dimension et n'arrivent pas à donner un sens à une telle cruauté. Pas de réponse... une simple interrogation comme ça.
Une étoile dans ma journée. Merci Grande Dame. Les deux plumes que j'ai lues m'ont beaucoup touchée! xx
Merci pour la belle étoile, la découverte de George Sand itou. Je ne la connaissais pas. Elle écrit très bien.
Vos textes sont autant d'étoiles que je me plais à collectionner.
Ouf... si beau mais si troublant. Je n'échangerais pour rien au monde les quelques temps où j'ai pu bercer ma toute belle.
Merci pour les étoiles que tu allumes dans mon coeur.
Merci pour l'étoile !
Elle a été facilement gagné, puisqu'elle était si joliment écrite!!
Vous semblez être une mordue de Georges Sand... Par quoi devrais-je commencé si je veux découvrir ses oeuvres?
Moi et ma couvée, je n'ai lu aucune de ses oeuvres.
Mon prof de création littéraire au cégep (avec qui j'ai gardé depuis une relation épistolaire) me donne parfois des livres qu'il sait qu'ils me toucheront et il est tombé pile la dernière fois avec les deux tomes de L'Histoire de ma vie de Georges Sand (plus de 600 pages chacuns).
Je m'en délecte à petites doses chaque soir.
Il me fait plaisir de vous remettre chacuns-chacunes une belle étoile dorée! :-)
Ici, maintenant...bienvenue! :-)
Voilà ,encore une fois les larmes me viennent... Beaux textes et tellement déchirants... je ne sais pas quoi dire...
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