mercredi, janvier 24, 2007

Étrange langage silencieux

Dès les premiers instants de ma grossesse de Thomas, je sentis que la nature de mon lien à cet enfant allait être différente. Et pas uniquement parce qu'il avait un père différent de mes autres garçons. Un senti irrationnel, tout simplement.

Je savais que je lui prêterais mon corps pour grandir mais que dès qu'il naîtrait, il serait nettement plus détaché de moi que les autres. Il aurait moins besoin de moi. Et ça n'allait pas nécessairement être simple, ni confortable.

Thomas avait, parfois, une maturité dans le regard que les autres, même le plus âgé, n'ont jamais eue. Il avait des gestes, des agissements, des mots et une élocution de bambin, mais, à certains moments, son regard prenait une profondeur, une gravité et une intensité pas du tout propres à un enfant de cet âge.

Il avait un charisme fou, un minois tout ce qu'il y a de plus appétissant et une forme de sagesse inexplicable au fond du regard qu'il n'aurait su voiler devant mes yeux de mère.

Il y avait tant de maturité dans ses grands yeux, il me décontenançait littéralement. Il faisait des bêtises, et lorsque je lui parlais, il ne me regardait pas dans les yeux. Je prenais son menton et tournais son visage vers moi. Il me regardait alors si intensément, comme s'il était au-dessus de toute réprimande, comme s'il avait de la compassion pour moi qui m'énervais. Il me déstabilisait complètement.

J'avais l' impression que s'il ne me regardait pas directement, c'était plus par délicatesse pour ne pas m'intimider que parce qu'honteux de ses bêtises.

Par la force qui émanait de lui en dépit de sa vulnérabilité d'enfant, je sentais viscéralement que si je devais perdre un de mes enfants, Thomas aurait été le seul, avec son espèce de maturité secrète inexplicable, à qui j'aurais fait confiance pour "traverser" tout seul. Cela apparaît sans doute choquant à lire, mais c'est pourtant ainsi que je le sentais. Il était un bébé, certes, avec toute sa candeur, mais une candeur...différente.

Si j'avais pu, je l'aurais sans hésiter accompagné pour être certaine de pouvoir l'envelopper de ma bienveillance et pour me rassurer qu'il serait entre bonnes mains de "l'autre côté". Mon coeur de mère aurait été soulagé de le savoir arrivé à bon port, puis je serais revenue pour m'occuper des autres. Si j'avais pu tricher, je l'aurais fait volontiers en le ramenant en douce à la maison avec nous. Désespérément hypocritement.

Douceur m'a déjà dit espérer que "les autres" soient gentils avec Thomas là où il est maintenant. Je l'ai rassuré de mon mieux, même si moi aussi, j'avais les mêmes préoccupations.

***

Quelques semaines avant de mourir, dans un contexte particulier, Thomas m'avait grandement blessée en me rejettant radicalement. Je ne comprenais pas la cause de ces rejets momentanés. L'espace de quelques heures, il m'échappait, m'excluait de son univers et ne se référait plus à moi. Je n'existais plus. Je n'avais d'autres choix que de respecter son petit univers, même si cela me blessait profondément.

Dans ces moments, il me fallait simplement attendre qu'il accepte de me réintégrer dans son monde, de revenir naturellement vers moi.

Chaque matin, Grand-Homme ou moi allions le chercher dans son lit et le ramènions avec nous. Il se couchait alors entre papa et maman pour une exquise séance de colle-colle et de bisous.

Le soir de son Grand Rejet, je dormis sur le divan du sous-sol. Je lui en voulais et, craignant qu'il ne me repousse encore au matin, je préférai me tenir loin pour ne pas m'y exposer.

Au matin, Thomas avait bien constaté que je n'étais pas dans le lit. Après ses colle-colle avec papa, il descendit l'escalier menant au sous-sol en affirmant doucement pour lui-même:"Maman. Maman.". Lentement, il s'approcha du divan où je ne dormais pas.

Je l'entendais descendre et mon coeur se serrait de nous savoir si éloignés affectivement l'un de l'autre.

Je restai donc immobile, terrée dans la douleur du rejet de la veille.

Il arriva face à moi et me regarda stoïquement en ne franchissant pas la barrière invisible, mais perceptible entre nous. Il savait pourquoi j'étais là. Il me fixait, semblait évaluer avec calme l'ampleur de ma blessure. La lucidité de son regard me bouleversait. Jamais un autre de mes enfants ne m'avait (ne m'a) regardée avec autant de conscience. Ce n'était pas les yeux d'un petit garçon de vingt-deux mois.

Je devais lutter fort contre mon coeur déchiré pour ne pas le prendre contre moi et me réapproprier une partie du coeur de mon enfant. La retenue de tant d'amour était insupportable, mais risquer un autre geste de rejet de sa part aurait été bien pire. Je ne bougeai donc pas.

Il resta face à moi à me fixer pendant une trentaine de secondes. Nous nous regardions intensément en silence. Il semblait avoir compris que je ne bougerais pas et que la distance entre nous était momentanément nécessaire. Il s'accroupit lentement pour embrasser son petit frère, qui dormait dans son banc près de moi, puis se releva en ne me quittant pas des yeux. Il remonta ensuite l'escalier sagement.

Je demeurai sur le divan à pleurer doucement mon impuissance face à la force silencieuse de cet enfant et mon incompréhension de la situation.

Une vingtaine de minutes plus tard, il redescendit. Même scénario. Il se planta à une cinquantaine de centimètres de mon visage. Il n'avait aucun empressement, ne faisait que me considérer longuement, avec un sérieux très adulte. Je le regardais, lui livrais dans le regard tout mon amour enveloppé de ma totale incompréhension. Nous nous regardions silencieusement. Je n'aurais pu avoir un échange de regards plus chargé de mots avec un adulte.

Il n'avait pas deux ans, mais sa conscience était sans équivoque et sa lucidité me stupéfiait.

Nous restâmes encore une trentaine de secondes à nous regarder, chacun respectueux de la bulle de l'autre. Je comprenais qu'il comprenait très bien ma peine et mon désarroi et qu'il savait qu'il était nécessaire que l'on se réapprivoisât. Encore une fois.

Il ne tenta pas d'approche inopportune. Il baissa simplement les yeux, embrassa à nouveau doucement son petit frère, puis se releva lentement et posa son regard droit dans le mien. Calmement, il fit demi-tour et remonta.

Je restai sur le divan, recroquevillée et cogitant sur la complexité parfois douloureuse de mon lien avec lui.

Une vingtaine de minutes plus tard, il redescendit en affirmant un "maman" qui ne m'était, encore une fois, pas vraiment adressé et se planta un peu plus près de mon visage.

Même scénario, prise trois. Nous nous regardâmes intensément en silence. Il attendait un signe de ma part.

Cette fois, je craquai et pris le risque du rejet. Couchée sur le côté, j'ouvris la couverture et lui dis : "Viens. Viens mon bébé d'Amour, viens te coller contre maman."

Il n'hésita pas un instant et avec tout son sérieux, grimpa sur le divan, embarqua littéralement sur moi pour ensuite s'étendre de tout son long sur mes hanches, mes côtes, mon épaule et posa sa tête sur la mienne.

Nous étions joue contre joue, délicieusement immobiles et je pleurais de soulagement qu'il m'accepte à nouveau dans son univers. Je me tournai et le serrai contre moi en lui demandant doucement, évidemment sans attendre de réponse, pourquoi il lui arrivait de m'exclure ainsi.

Il se redressa et me fixa intensément avec cette bouleversante lucidité l'espace de quelques instants, puis se laissa glisser du divan et remonta l'escalier.

Il se remit à placoter comme un bambin. La glace était brisée par ce contact physique. J'avais retrouvé mes acquis affectifs.

Dans ce merveilleux petit garçon, une incommensurable concentration de pouvoir sur mon coeur de mère.


***

Je rêve régulièrement à lui. Dans mes rêves, chacuns de nos échanges se passent comme ce matin-là: aucune parole, que le puissant et percutant langage du regard drapé d'une bouleversante solennité. Aucun mot, mais toujours une proximité chavirante, une conscience à la fois magnifique et vertigineuse dans une sublime lenteur elfique.

11 commentaires:

Anonyme a dit...

C'est un texte absolument magnifique ... Ce petit garçon devait vraiment avoir quelque chose de merveilleux.

Anonyme a dit...

Un grand sage qui est passé dans ta vie, par toi, ma belle....
Merci d'écrire ce moment de parfaite union d'âme à âme, avec tant de profondeur...

xx

FD-Labaroline a dit...

Tellement émouvant que j'en ai les larmes aux yeux et ça me laisse sans voix... Merci de nous avoir fait passer tant de choses ainsi.

Anonyme a dit...

Ce texte parle de l'amour viscéral qui lie une maman à son fils. Et de la beauté des non-dits dans un monde aujourd'hui fort bruyant.

Merci pour ce beau moment de lecture et pour la découverte d'une plume à la sensibilité bien particulière.

Anonyme a dit...

C'est beau... beaucoup, beaucoup...

C'est fou aussi comment on peut sentir des choses parfois.

Merci encore une fois.

Anonyme a dit...

Ha c'est si beau lire ça!

Anonyme a dit...

Wow. Je suis sans mot...

Les larmes sont venues remplir mes yeux, mon coeur s'est serre...

Tu ecris vraiment bien... Merci.

Anonyme a dit...

Tu as réussis à me faire pleurer. J'ai réussis à sentir ce que tu as ressentis avec Thomas , et ça fait mal aux tripes.
Je crois qu'il voulait doucement te préparer à son départ...

Etolane a dit...

À chaque fois que je lis tes mots sur Thomas, mon coeur se gonfle et se serre à la fois. L'émotion me gagne et les mots me manquent. Merci de partager avec tant de sincérité...

Anonyme a dit...

Très touchant!

La puissance du regard...

Anonyme a dit...

Merci. Tout simplement.