lundi, janvier 22, 2007

Deux soeurs

Assise dans un café, je tente de venir à bout de cette analyse marketing.

Ce café, c'est l'endroit idéal pour une concentration optimale. À des lieues du bordel et des insupportables murs de ma maison, mon esprit devient libre et mes capacités, décuplées.

Or, cet après-midi, deux femmes viennent s'asseoir près de moi. Apparemment, deux soeurs. L'une semble dans la mi-cinquantaine et l'autre a probablement passé le cap des soixantes ans.

La plus veille est du genre aigrie. Le genre de femme au visage fermé qui pourrait se sentir persécutée pour un rien. Le genre de femme que je ne peux supporter.

Je fais de mon mieux pour demeurer concentrée et en finir avec la rédaction de ce travail qui est en train de me dévorer de l'intérieur.

Selon ce que je comprends de la situation à côté de moi, la plus jeune des soeurs a invité son aînée à prendre un café pour discuter d'une situation familiale conflictuelle qui perturbe toute la fratrie et qui lui pèse beaucoup.

Mais bon, ce sont pas mes oignons. Et il y a mon travail à terminer...analyse de l'environnement interne...mix marketing...orientation stratégique....management...

Les deux femmes parlent. Le genre de discussion où l'on a envie de livrer ses tripes, mais où on le fait avec prudence, sur le frein.

L'aînée ne semble pas habituée à mettre des émotions sur table. Elle prend une grande respiration et de son mieux, livre. Tranquillement. Elle parle de la situation actuelle. De tous les reproches que ses frères, soeurs et parents lui font. Elle semble bonasse, celle qui oublie de vivre pour accomoder les autres. Elle semble ne plus trop savoir ce qu'on attend d'elle.

Analyse de l'environnement externe... démographie... culture... société... technologie... écologie... politique...

Je ne peux m'empêcher de l'observer. Plus je l'écoute, plus ses propos livrés tout doucement me touchent.

Elle parle de son statut d'aînée qui a été retirée de l'école pour aider leur mère à s'occuper des plus jeunes. Elle raconte ses nuits où, âgée d'à peine dix ans, elle devait se lever pour s'occuper des bébés pour que sa mère puisse récupérer.

Elle ne semble pas amère de cela. Je crois comprendre qu'elle espère simplement un peu d'indulgence à son égard, une forme minimale de reconnaissance pour son dévouement sans failles aux "plus jeunes". Elle trouve difficile que ces "plus jeunes" soient aujourd'hui si ingrats et que ce soit toujours sur elle que l'on tape.

Ceci livré avec naturel, sans accusation, juste un partage de vécu livré avec sincérité.

Analyse des forces et des faiblesses de l'entreprise, analyse des occasions d'affaires...enjeux...

La plus jeune des soeurs m'apparaît plus scolarisée. Elle semble relativiser certains points, offrir à son aînée une certaine reconnaissance sans tomber dans l'indésirable appitoiement.

Je suis prise de compassion pour l'aînée. Elle explique que quelques jours après une sérieuse opération au foie qu'elle a dû subir, son frère venait la bousculer au lit pour obtenir son déjeuner.

Faiblement, elle commente à sa cadette: "Il avait neuf ans, il me semble qu'il aurait pu se le préparer son déjeuner, pour cette fois..."

Le coeur me serre pour elle qui semble n'avoir jamais reçu un minimum de considération et de compassion. Je pense tendrement à mes enfants.

Je me dis que cette femme dans la soixantaine porte encore des blessures d'enfant avec lesquelles elle a appris à vivre, mais qui sont toujours aussi vives dès que l'on gratte un peu malgré les années. En dépit de ses blessures, sa conduite est dictée par les attentes que l'on entretient à son égard, elle, la digne aînée.

Je balaie rapidement mon quotidien, tente d'évaluer si, dans la vie que j'offre à mes enfants, certaines de mes actions (autre que les coups de barre de fer que j'inflige à mes petits qui ne mangent pas leurs brocolis) ou inactions de mère sont suffisamment puissantes pour que mes enfants soient aussi perturbés que cette femme dans cinquante ans.

Dans quelques années, une inconuue dans un café s'émeuvera-t-elle devant mes fils élaborant sur les blessures profondes issues du fait que je leur aie toujours refusé le tant convoité Nintendo? Mon aîné expliquera-t-il à ses frères à quel point il fut blessé de devoir plier des vêtements tandis qu'eux s'amusaient, insouciants ou alors qu'il devait pelleter péniblement alors qu'eux en étaient exemptés?

La cadette quitte la table un moment. L'aînée tourne son regard vers moi. Je m'attendais à un air bête vu son aigreur apparente, mais étonnamment, elle me sourit. Je lui offre mon plus sincère sourire.

La cadette revient, puis les deux repartent ensembles.

Voilà ma séance d'écorniflage terminée et mon analyse n'est toujours pas complète.

2 commentaires:

Anonyme a dit...

Combien on se questionne sur nos capacités de mère n'est-ce pas? Je me demande à chaque jour voire chaque seconde si je fais bien, si je ne suis pas en train de créer des brèches. En fait, je dois avouer que j'ai peur de devenir ma mère avec laquelle j'ai une drôle de relation... Ahhh coudonc tu m'auras offert dix minutes d'auto analyse aujourd'hui merci ;)

Anonyme a dit...

Mes enfants sont encore petits, mais je me questionne souvent sur l'impact de certaines décisions sur eux.
En réfléchissant à ma propre jeunesse, il y a des souvenirs plus difficiles, mais je crois sincèrement à la bonne foi de mes parents.