mardi, novembre 14, 2006

Tendres moments

Le trajet vers Sherbrooke est toujours à la fois angoissant et excitant.

Angoissant parce que malgré le portrait quotidien que m’en dresse sa femme, je ne conceptualise pas facilement l’état physique et psychologique dans lequel je trouverai mon père et qu’en dépit du fait que le cancer soit à présent tout gratté, je ne peux m’empêcher d'appréhender que je me dirige vers lui pour une dernière fois.

Excitant parce que c’est toujours un soulagement merveilleux de le serrer dans mes bras, de le voir vivant et de percevoir dans ses réactions à ma vue cette joie partagée (qui ne la ressentirais pas?).

Hier, c’est avec une indescriptible émotion que j’ai entendu le son de sa voix au téléphone. De petits sons, mais c’était bien sa voix, que je n’avais pas entendue depuis son opération. J’ai pu percevoir l’enthousiasme dans son ton lorsqu’il a validé auprès de sa femme que je venais le voir.

« Oui oui, ta fille s’en vient te voir, elle sera là en fin d’après –midi ».

Inutile de se forcer pour parler, c’est déjà assez difficile pour lui, mais me savoir attendue avec impatience et sentir sa joie au bout de fil a décuplé ma hâte d’arriver au bout du long trajet.

Pour l’occasion, j’ai retiré mes moussaillons de l’école pour l’après-midi. Quelle joie de rater l’école pour aller jouer avec les Légo super cool de mamie et passer une journée privilégiée avec grand-maman! Mon grand devait dire adieu à son cours d’arts plastiques, l’apogée du bonheur scolaire pour lui, mais bon, dans des moments comme ceux-là, coûte que coûte, on s’organise!

Quelques heures plus tard, je suis enfin arrivée à l’hôpital sur l’étage de papa. Mon cœur s’affolait de la même façon que si j’avais un rendez-vous galant, mais c’est à la rencontre de mon père que j’allais.

J’ai vu sa femme au bout du corridor. Elle a souri, nous a envoyé la main. Je suis entrée dans la chambre et mon cœur battait un peu plus fort. J’ai aperçu papa assis dans une chaise roulante. Son visage bouffi s’est illuminé lorsqu’il m’a vue. Je lui ai souri et il m’a serrée dans ses bras.

Je n’aurais pu le reconnaître si je l’avais croisé sur la rue. Je n’aurais jamais soupçonné un visage humain (tant connu et tant aimé de surcroît) d’avoir la capacité d’enfler à ce point. Ses beaux yeux bruns étaient réduits à de simples petits traits. Sa femme m’a confié : « Je suis contente que tu le vois comme ça. Si tu l’avais vu hier! Son visage était trois fois pire. » Ce que j’ai vu était assez inimaginable, imaginer trois fois pire était impensable.

Nous avons parlé. Sa trachéotomie ayant été recousue, j’ai pu converser avec lui autant cela se pouvait. Je l’ai entendu faire de son mieux pour parler avec sa nouvelle langue. Je devais être très attentive pour bien comprendre ses mots.

Cela m’émouvait d’être près de lui, impuissante et bienveillante à lui caresser la cuisse. Il y a huit mois, dans cette chambre d’hôpital où nous bercions le corps vide de notre petit garçon envolé durant la nuit, la situation était inversée : c’était papa qui était assis près de la mère effondrée que j’étais et qui me caressait la cuisse en silence, trop impuissant et effondré lui-même pour pouvoir dire quoi que ce soit. Qu'aurait-il pu dire de toute façon? Dans une situation comme celle-là, la solidarité est silencieuse. Seule la présence compte.

Et puis, comment réconforter son enfant qui vient de perdre le sien quand on a soi-même le cœur en miettes? C'est le comble de l'impuissance. Pour un parent, cela doit être atroce et demander une force hors du commun, mais nous avons besoin de cette force. Dans ces moments où simplement vivre devient insoutenable parce que l’on est amputé d’une partie à la fois essentielle et indépendante de soi-même, toutes les forces de l'entourage deviennent vitales.

Ainsi, c’est à mon tour d’offrir mon épaule et pour tout dire, j’en ai autant besoin que lui. Hier, nous avons parlé. Pas beaucoup de mots. Juste les nécessaires.

Papa ne se souvenait plus s’il avait signé sa carte de don d’organe. Sa femme lui a dit que oui, il a hoché la tête comme pour nous dire « Parfait, voilà une bonne chose de réglée».

Il a profité d’un moment d’absence de sa femme pour se dépêcher de prendre ma main entre ses deux mains enflées pour me regarder tendrement à travers les deux petits traits qui lui servent de yeux. Deux grosses larmes ont obstrué les minuscules trous et avec beaucoup d’amour, il m’a murmuré en ne lâchant pas ma main : « Ton frère et toi, vous êtes les deux plus grandes réussites de ma vie » (ce que mon amoureux a commenté par un « Je ne sais pas pour ton frère, mais en ce qui te concerne, je suis tout à fait d’accord avec ton père! » (mon homme a assez souvent raison, je dois l’avouer). Papa a étouffé son sanglot, puis sa femme est revenue.

J’imagine que dans de tels moments de souffrance, on ne peut faire autrement que de faire un genre de bilan de notre vie, regarder en arrière et qualifier l’ensemble de ses accomplissements.

Nous avons été marcher dans le corridor. Papa se tenait à sa petite femme jusqu’à ce que je me propose comme une béquille beaucoup plus appropriée pour ses 6’2". Il était émotif. Cher papa… Après sept jours presque entiers sans sommeil, comment garder un moral d’acier? On flancherait à moins. Je lui ai proposé un massage de la nuque et l’idée lui a plu.

Au retour à sa chambre, il s’est étendu. Je me suis assise près de lui sur le lit et doucement, j’ai massé sa nuque et son cuir chevelu, là où la tension s’accumule toujours. Après quelques minutes, il s’est endormi. Je le regardais, maigre et soudainement abandonné et vulnérable. J’avais l’impression de m’occuper d’un de mes enfants.

Nous avons éteint les lumières, l’avons embrassé, lui avons laissé un mot sur le tableau magique, puis nous sommes repartis vers la métropole.

Ce soir, je ferai téléphoner ses petits-fils. Papa m’a dit qu’il serait heureux d’entendre leur voix.

6 commentaires:

Anonyme a dit...

ça y est, j'ai les larmes aux yeux! J'trouve ça tellement touchant des histoires comme ça!!!

Anonyme a dit...

On les aime tellement nos papas!Le mien est mort depuis cinq ans et j'y pense parfois encore. L'amour père-fille quand il est sain est une des plus belles choses du monde. Un homme qui nous trouve belle, intelligente, drôle, qui nous le dit, qui nous le fait sentir,sans attente aucune sauf de nous aimer de tout son coeur, ça marque pour toujours et ça fait donc aimer les hommes! On leur en pardonne des choses parce qu'on sait qu'ils sont capables des pires bassesses mais aussi d'un tel amour!

Grande-Dame a dit...

La diététiste, oui, c'est précieux un lien père-fille. C'est vrai qu'on leur pardonne bien des lacunes pour tout le beau qu'ils nous offrent.

Véronique, merci. Je suis aussi touchée de ces moments.

Anonyme a dit...

J'ai les larmes aux yeux, comme Véro...

Je ne sais pas quoi dire... Mais je suis contente que tout aille mieux...

Pur bonheur a dit...

Larmes aux yeux aussi. Je me souviens quand mon père a fait sa première crise cardiaque, il était aux soins intensifs, branché à des machines et quand il m'a vu, les aiguilles des cadrans se sont mis à moduler ! Il avait une forte émotion en me voyant. Par contre, lors de sa fatale infarctus,il m'a demandé toute la journée et personne ne savait comment me joindre! Quand je suis arrivée, il était tombé dans le coma...j'en veux encore à ma tante qui n'a rien fait de sérieux pour me rejoindre...

Grande-Dame a dit...

C'est effectivement choquant Tangerine!

Ces moments avant la mort peuvent nous aider à nous détacher, à dire aurevoir moins brusquement...

C'est moche de la part de ta tante...:-(