samedi, avril 04, 2009

Nouvelle-Orléans

Une petite case dorée fut créée. Involontairement, par la force des choses. Une petite case emplie d’une inestimable valeur. Au début, le contenu de cette case était immobile. Impénétrable. Intouchable. Figé dans le temps. De l’extérieur, on aurait même pu croire qu’il n'existait pas.

Pour assurer la protection de son contenu et assurer la survie de sa propriétaire, tout fut barricadé. Cadenassé. À double tour. Le casier à toute épreuve fut immergé avec sa clé dans le grand océan Arctique et la vie a continué.

Un jour, on décida d’exploiter le contenu du casier. Pour canaliser sa valeur créative. Ce contenu : de la matière brute. La souffrance condamnée à la latence comme matière brute.

À partir de cette matière, on pouvait à la fois drainer, créer, mettre cette douleur au service de personnages, la rendre vivante et tangible dans des histoires dont on peut potentiellement se dissocier après leur avoir prêté une part intime de nous-même.

À partir de la matière brute, on espérait amoindrir la densité du contenu considérable restant de la petite case. Il y eut une période pendant laquelle l’accommodement entre la petite case et sa propriétaire profita aux deux parties : on libère d’un côté, on crée de l’autre.

Peu le savent mais les petites cases possèdent des dates de péremption. Un jour, les pentures menacent d’éclater, la porte de sauter, le contenu d’exploser. Oh, on peut bien sûr étirer le temps, exploiter la matière créative encore abondante mais on ne peut se dissocier éternellement de son contenu, créatif ou pas.

Un jour où l’autre, qu’on le veuille ou non, se réapproprier la matière brute devient nécessaire. Pour ne pas devenir fou de chagrin. Plonger dedans. Cesser de la regarder sous la perspective de personnages et refaire siennes émotions, douleur, souvenirs. Se réapproprier son histoire.

J’aurais bien espéré y arriver, à mettre ce point final sur mon livre avant que les pentures ne lâchent. Suis plutôt en train de flancher. Bien oui, je viens de traverser mars, le pire mois de l’année pour moi : celui de sa mort, de son anniversaire, aussi.

Le plus incompréhensible pour moi c’est que je croyais que parce que le mois de mars de l’an dernier avait été relativement serein que celui de cette année le serait encore plus. Erreur. J’ai fait un pas derrière, peut-être même deux.

Accepter son impuissance devant une situation, trouver un sens à la mort de son enfant ne signifient pas être insensible au manque du disparu. Que nenni.

Mars m’a fait la vie dure hypocritement. Pas de grosses et lourdes misères mais plutôt une ombre qui pèse en permanence, qui assombrit votre sourire pourtant sincère, alourdit, surligne dans les moindres racoins de votre âme ce qui vous a été arraché. Une ombre tenace de nostalgie qui use la carapace, qui rouille la petite case, qui vous gruge l’impénétrable sans pourtant échapper une seule larme. Mars fut même un mois de gratitude envers la vie. Gratitude d’avoir été la mère de cet enfant, reconnaissance de l’avoir eu tout ce temps dans ma vie, sentiment d’avoir été très grassement privilégiée qu’il m’ait été donné de le connaître.

Avril trahit mars, lui chipe le symbolique. Depuis quelques jours, rechute, je suis une Nouvelle-Orléans en puissance. Une photo, un souvenir, un moment où je prends trop de temps pour penser à lui et…

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Mon allaitement me cause des misères. Ça fait chier à s’admettre, je suis pro-allaitement jusqu’à la moelle, j’en suis (fièrement) à mon 120e mois de cocooning lacté. Constat difficilement crédible pour tout adepte de l’allaitement : j’ai des pannes de lait.

L’angoisse vécue par les pannes de production lactée, je connais. Après la mort de mon fils, mon corps a fait la grève de production du lait de Frédéric. Drastiquement. J’ai mis du temps à comprendre ce qui m’arrivait, j’ai angoissé et finalement bûché fort pour le ressusciter à l’aide des potions de mon amie.

Il y a quelques jours, après recherches sur le net pour comprendre quelles pouvaient être les causes de mes pannes et y remédier, une question demeurait : si on condamne les biberons de complément en poudre dégueulasses donnés pour compenser pour le lait que mon corps refuse aléatoirement de produire, je fais quoi, en attendant que ma production se rétablisse, pour rassasier ma fille qui hurle de faim à mon sein outre lui sussurer tendrement (et amèrement) à l'oreille: "Ben oui belle doudoune d'amour, tu bois du lait pas bon, tu bois du lait dégueulasse, hein, le lait de maman est bien meilleur..."?

J’ai fait ce que je ne croyais plus devoir faire après mon premier enfant : je me suis référée ailleurs. J’ai appelé une amie qui baigne dans la maternité alternative, une perle dont l’extrême gentillesse a élargit la brèche de mon barrage et ma pudeur émotive fut mise à nu. Nouvelle-Orléans. Elle est débarquée quelques heures plus tard avec son soutien et tout le kit nécessaire pour booster ma production.

En soirée, une marraine d’allaitement hors-pair par son écoute, son empathie et son ouverture retournait mon appel logé le matin. New Orleans again : moi qui ai toujours parlé de façon détachée de la mort de mon fils, ce n’est désormais plus envisageable, comme si trois ans de chagrin endigué me rattrapaient brutalement au détour. Avec une étrangère en plus…

Ces dernières années, je me souviens m’être demandé si j’aurais préféré ne jamais connaître Thomas pour me préserver d’avoir eu à souffrir de son départ.

J’ai songé à la question en mars et je sais maintenant que je préfère nettement avoir eu cet enfant et souffert de son départ inattendu que de ne l’avoir pas connu du tout et avoir donc été épargnée de ce tenace sentiment de perte. Je me sens privilégiée de l’avoir porté, mis au monde, de l’avoir allaité, d’avoir pris soin de lui, de l’avoir tant de fois humé, d’avoir caressé ses cheveux si fins, d’avoir joué avec lui, de l’avoir eu dans ma vie. Je suis incroyablement privilégiée d’avoir été sa maman.

Thomas était le fruit d’un amour naissant déjà très puissant entre mon homme et moi. Son arrivée plus que précoce dans mon ventre a suscité de sérieux questionnements sur notre avenir amoureux. Même consciente du contexte « moral » particulier de cette grossesse, je désirais à tout prix cet enfant. Je sais qu’en dépit de mon amour foudroyant pour mon homme, je l’aurais quitté s’il n’en avait pas voulu aussi. Parce que j’aurais été incapable d’assumer un amour aussi pur avec un trou béant dans le coeur, parce que je n’aurais pu regarder mon homme dans les yeux sans voir ce qui aurait pu être, parce que cet enfant devait naître.

Déjeuner au resto avec ma Momz ce matin. Brèche dans ma coquille d’huître, fuite dans mon barrage. Je suis une contrôlante qui perds le contrôle. Je suis la Nouvelle-Orléans.

27 commentaires:

Anonyme a dit...

Je te fais un gros câlin. J'aimerais faire plus pour toi mais tu es dans mes pensées. J'ai d'ailleurs pensé à toi très souvent pendant ce mois de mars justement.

Matty xxx

Zygoth a dit...

Gros calin xxxx :)

Anonyme a dit...

Je t'offre mon épaule,mon support et un énorme Calin.

Yannick
xxx

Super-maman a dit...

Je n'ai pas connu la perte d'un enfant. Mais ces temps-ci, je suis plutôt à fleur de peau alors je sympathise de tout mon coeur de maman, d'épouse, de femme.

Donne-toi la permission de pleurer,peu importe le temps qui te sépare du moment où ton petit Thomas t'a quittée...

Femme Charmante a dit...

Quel talent tu as avec les mots!
J'ai suivi chaque mot presque sans respirer tellement j'étais habitée par les émotions que tu as su faire passer dans ce billet...

J'imagine que tout ça c'est un passage obligé... Une autre étape qui finira par te rendre vraiment sereine...

Gros câlin, xx

Fairy-bonbon a dit...

Je te tends la main.Je ne connais pas ta peine, mais je la ressens à travers chacun de tes mots.

Pour ton lait, tu dois déjà connaitre tous les trucs. Chardon beni, Fenugreck, peau à peau avec bébé, la tisane spécial allaitement de l'Herboristerie. Moi ce qui fonctionait (je jamais eu de panne, mais j'angoissais tellement à l'idée de ne pas avoir assez de lait...) je simulais une têtée à toutes les heures et demi avec mon tire-lait...Même si elle avait déjà bu. Mais bref. Ta conseillère en alaitement doit t'avoir déjà tout dit ça, puis je ne suis pas experte, je n'ai que 5 mois d'expérience.

Je pense à toi fort.

Andrée a dit...

Mon coeur est avec vous madame. Le deuil a parfois de ces sursauts... Rien n'endiguera jamais la souffrance reliée à la perte de votre enfant.... Votre coeur, toujours, ressentira la douleur de la perte....

Déjà dans vos mots, je peux ressentir une paix, fragile certes, mais combien régénératrice...

Mes pensées vous accompagnent!

A

La Mère Michèle a dit...

Que dire de plus que mon coeur saigne à te lire.

Tu es forte. Tu es une femme extraordinaire.

Anonyme a dit...

Chère grande-dame,

Ça fait plus d’un an que je viens régulièrement vous lire en silence. Par choix, je demeure extrêmement discrète dans la blogosphère. Je rentre dans cet univers comme dans un autobus. J’observe les gens sans bruit, je les regarde vivre, réfléchir, évoluer et ça me réconforte. Je me sens d’autant plus humaine et attachée à notre humanité en réalisant cet exercice. Vous êtes la première à qui je prends réellement la peine d’écrire. Plus le temps passe, plus je sens que je vous le dois. D’entre tous ceux avec qui j’ai fait un petit bout de voyage, en silence, vous êtes celle qui m’a le plus touchée et celle qui m’a fait le plus grandir. Vous m’avez souvent émue, fait sourire et fait pleurer. En particulier dans votre dernier billet. Parce que vous, vous avez su trouver la réponse à cette terrible question : si j’avais pu éviter de connaître l’être humain dont la perte m’a tellement fait souffrir, l’aurais-je fait ? Parce que vous trouvez le courage de dire oui avec autant de conviction, je vous trouve magnifique. Forte et magnifique. Et profondément humaine. Votre grand humanisme, vous en faites preuve autant dans votre rapport au deuil, que dans tous ces moments du quotidien que vous acceptez de partager avec autant de générosité. Vous êtes réellement une grande dame. Et je voulais vous remercier de l’être.
En ce moment, toutes mes pensées vont vers vous.

Une compagne de voyage silencieuse

Tania a dit...

Bien que j'aie été profondément touchée par les sentiments exprimés et ressentis du texte, je n'ai pas la capacité ou le vécu pour les commenter...
Par contre, je dois dire que l'utilisation de la métaphore sur la Nouvelle-Orléans est très évocatrice, bien choisie pour illustrer cette inondation, ce déversement, ce raz-de-marée.

Et ça m'a fait pensé à la Nouvelle Norvège... d'où les blonds ciels s'en sont allés. Février (et mars) pleurent, tout est gelé... mais je crois que contrairement à Nelligan, le spasme de vivre y est... l'espoir et la quiétude reviendra avec le printemps, celui-ci ou l'autre d'après...

Paroles de consolation bien maladroites, mais l'empathie est bien sincère.

Mme Cornue a dit...

Bien sur qu'on ne regrette pas leur passage, impossible de le faire d'ailleurs, non?

Serions-nous celles que nous sommes sans eux? J'en doute, sincèrement... dans mes moins bonnes journées je te dirais certainement le contraire, mais aujourd'hui il faisait soleil dans mon coeur xxx

Je te souhaite de vivre les émotions telles qu'elles sont, je te souhaite de cracher un bout de ta peine, non pas pour l'effacer ou l'enrayer, mais pour l'apaiser.

Love ya ma belle! :)

Nanou La Terre a dit...

Perdre le contrôle et...l'accepter...Alors, c'est merveilleux et si libérateur, là où la vie commence vraiment...
Pleurer, rire, hurler de douleur, mais oui, tu as le droit aussi...

Mijo a dit...

Amitiés.

Mynaï a dit...

Un câlin, une pensée.

Que le barrage qui a cédé permettre au torrent de retrouver éventuellement le cours, plus calme, plus doux, d'une belle et appaisante rivière.

Anonyme a dit...

Je t'embrasse belle Grande Dame. Cette brèche est un mal nécessaire, histoire de laisser sortir tout ce qui a été refoulé jusqu'ici.

Je pense à toi...

Virginie

Grande-Dame a dit...

J'imagine que cela fait aussi partie du long processus du deuil: accepter n'avoir pas le contrôle.

Sachez que toutes, vos mots me sont allés droit au coeur et je vous en remercie.

Fairy, je me drogue au Fenugrec, levure de bière et chardon marie. J'ai éliminé un biberon de lait maternisé par jour depuis quatre jours. Je suis impressionnée du résultat. Béatrice n'a bu que 3 onces de lait maternisé aujourd'hui. Je suis tellement soulagée!!

Compagne de voyage silencieuse, je suis très, très touchée de votre timide commentaire. Je vous souhaite de trouver votre paix, vous aussi, un sens, des réponses à vos questions. C'est parfois long mais combien apaisant. Merci d'être sortie de l'ombre l'espace d'un moment.

Toutes, toutes, merci. Je sais que ces ressacs sont inévitables seulement je n'y avais jamais été confrontés.

Caroline (La Belle) a dit...

J'ai lu tranquillement ton jolie mot et j'ai ressenti le besoin de t'écrire un petit mot pour t'offrir un gros câlin xxx

Grande-Dame a dit...

C'est gentil La Belle.
Bonne soirée à toi!

Véro a dit...

Je retourne dans ma tête tous les commentaires que je pourrais écrire, mais rien ne me vient.

Je pense toujours à cette phrase...

Vivre dans le passé, c'est oublier de profiter du présent et s'empêcher de créer du futur.

Mais le faire n'enlève rien à la douleur et l'impuissance.

xx

Grande-Dame a dit...

Véro, le passé fait aussi partie de nous, de notre histoire, de ce que nous sommes. Serions-nous les mêmes si...?

Apprécier la vie, avoir des projets, être reconnaissante de ce qui a été du plus profond de son coeur n'immunise hélas pas contre les raz-de-marées qui reviennent sans crier gare.

Bonne journée à toi!

Véro a dit...

Il est vrai que nous sommes différents... Et que parfois la peine prend beaucoup de place...

Bonne journée à toi aussi!

Mme Cornue a dit...

Véro: je crois qu'il faut le vivre pour savoir vraiment de quoi il en retourne. (je ne vous connais pas alors peut-être que vous aussi avez vécu la même chose) On ne peut s'imaginer ce que c'est que de voir la vague déferler sur nous en un clignement de paupières, faut malheureusement être passé par là :S

Et ce n'est absolument pas parce que l'on vit dans le passé. ;)

Méli a dit...

Un tendre câlin...

Anonyme a dit...

Hier matin à Christiane Charette j'ai entendu une phrase écrite par un écrivain (malheureusement, je ne me rappelle plus qui..)qui disait en parlant du mot deuil qu'il trouvait trop psychanalytique : "cessez de dire que je suis en deuil. Je ne suis pas en deuil, j'ai de la peine."

Cette très jolie phrase, qui m'a fait penser à vous toute la journée, résume ma pensée sur la perte d'une personne tant aimée que votre fils l'était pour vous Grande-Dame. Lorsqu'on parle de deuil, il doit y avoir un début, un milieu, une fin sinon, le DSM (bible de la psychiatrie) qualifie le deuil de "compliqué". Comme si on avait pas su transcender la perte et passer à autre chose.

Or le deuil, c'est plus compliqué qu'une formule mathématique. C'est une peine, une perte et même, une transformation de soi. Cela va, cela vient et c'est comme ça. Dans notre société trop pressée, c'est comme si on n'a pas le temps d'avoir de la peine.

Je pense à vous Grande-Dame.
Mélanie xx

elle06 a dit...

s'épencher sur un "inconu" est tellement salvateur!!!!
baba de psyco ou instinct de survie mentale?
je ne sais pas mais cela fonctionne et arrive quand on ne s'y attends pas...c'est inconsciemment le moment !
on ne se connait pas ou peu mais cette réflexion m'a émue au plus haut point.
toutes mes pensées affectueuses
isa

parciparla a dit...

Tu écris tellement bien, c'est très émouvant tout en restant digne. Toutes mes pensées, oui, grande dame, sans aucun doute!

Et pour le lait, la levure de bière, le meilleur truc que je connaisse!

Genevieve a dit...

Très touchée par la Nouvelle Orléans... Treize ans plus tard, je n'ai toujours pas laissé les grandes eaux monter.

Est-ce bien? Est-ce mal? Je ne sais pas... Vous lire m'a réconfortée pourtant.

Merci de vous raconter si bien et si juste.