lundi, mars 12, 2007

Indicateurs de chagrin?

J'ai passé une agréable soirée samedi dans les Cantons de l'Est. Après le copieux repas de la femme de mon père, les enfants et mon père au lit, fidèles à nos rituels, nous sortons la bouteille d'Amarula, tamisons les lumières et nous livrons des confidences sur la table du salon.

Plus souvent qu'autrement, nous parlons de Thomas. Souvenirs, manques, moments durs, moments tendres, regrets de tout ce qu'il ne sera pas, fardeau émotif, ressemblances avec Bébé, symboles. De précieux moments.

Marianne, petite Allemande dynamique au coeur "grand comme ça", a perdu son mari d'un cancer des sinus alors qu'il était âgé de 27 ans. Leur fils n'avait que dix-sept mois et nous parlons souvent de cette période qui fut très dure pour elle.

Elle me dit ce week-end: "Je ne veux pas te décourager ma grande, mais moi, c'est la deuxième année que j'ai trouvée la plus dure: tous nos proches nous voient sourire, rigoler, fonctionner alors ils croient qu'on est guéries. Rassurés, ils s'éloignent ou n'en parlent plus alors on doit affronter la suite seule. Même si ça fait encore mal."

Mais qu'est-ce? Une constante? Un standard? Un diktat relationnel? Une exception? Brrr!

Je l'admets, cela m'a terrifiée. Parce que je ne vois pas le jour où j'arrêterai d'avoir besoin de parler de Thomas. Et que je souhaiterais que mes proches aient aussi toujours ce besoin, ou du moins cette écoute et cette sollicitude qu'elle n'a plus reçues après la première année. Je ne veux tellement pas que le temps le fasse pâlir dans la mémoire collective! Et c'est pourtant, inévitablement, ce qui finira par arriver, du moins pour les moins proches -et ce sera naturel.

Je conceptualise bien ce que Marianne m'expliquait pour l'impression des proches. J'ai évidemment beaucoup, beaucoup parlé de la mort de Thomas depuis un an. La plupart du temps, d'une façon très "déconnectée" de moi-même. Très lucide, transparente, honnête, mais déconnectée. Je peux aisément dire "il me manque douloureusement" ou "j'ai perdu un fils" sans m'effondrer, presque sans sentiments apparents. Parce que je suis pudique des larmes. (Et que le temps apaise, et parfois amplifie, puis apaise. Notre psy avait comparé le deuil à la houle et dans le concret, c'est tout à fait ça.)

L'impression que je laisse est peut-être alors un détachement ou une douce sérénité. Et peut-être que momentanément, c'est le cas. Si je le savais! C'est tellement complexe le deuil!

Une de mes tantes m'a dit l'été dernier lorsque j'amorçais le sujet de Thomas: "Tu sais Grande-Dame, tu as perdu un enfant et...ah puis non laisse faire, je ne veux pas te remuer, ça doit être trop dur pour toi" et elle a détourné le regard pour camoufler ses yeux humides.

Je lui répondis: "Oh non ma tante, ça me fait tellement de bien de parler de lui! Dis-moi ce que tu voulais me dire!". Et elle a parlé. Et nous avons parlé. Et elle me parla du fils de son cousin qui était décédé d'une méningite à 22 mois en me disant que le père en avait été TRÈS ébranlé mais que la mère, elle (haussement d'épaule), l'avait mieux pris parce qu'elle n'avait pas été dévastée par les larmes lors des funérailles.

Ses propos m'avaient beaucoup déçue/blessée/heurtée, d'autant plus que je n'avais pas versé une larme aux funérailles de mon propre fils. Apparemment solide comme un roc. Ou alors solidement révoltée. Ou alors résolue à en finir avec cette solennelle journée. Ou alors gelée par une espèce de drogue naturelle visant à empêcher les mères amputées de sombrer. Le coeur dans le formol.

J'ai tenté de me souvenir de ma conception de la mort d'un enfant avant d'en perdre un moi-même. J'entretenais le joli préjugé qu'une mère était nécessairement toujours au bras de quelqu'un pour supporter le poids de son propre corps, que, trop remuée pour parler, elle avait un proche bienveillant pour lui servir de voix et qu'elle pleurait à chaudes larmes de façon ininterrompue, très centrée sur elle-même.

Mais qui a décrété que l'intensité de la douleur se mesurait à la quantité de larmes versées? À la capacité de se tenir debout? À la capacité de s'exprimer?

Je répondis donc à mon interlocutrice: "Oh non ma tante! C'est là que tu te trompes! Il ne faut tellement pas te fier à ce que tu vois, ce n'est tellement pas un bon indicateur! Cette femme était probablement, comme je le suis encore (à ce moment) en état de choc et son chagrin, elle le vit intensément loin de ton regard.".

Et ma vieille tante -avec qui je commence tout juste à ne plus m'obstiner chaque fois que je la vois- avait été étonnée de mon commentaire. Comme si elle envisageait s'être peut-être trompée sur l'évaluation du chagrin de la mère du petit.

Mon père me passait un commentaire semblable sur l'une des deux filles du policier tué à Laval la semaine dernière et dont il avait regardé les funérailles à la télé :"Une des filles semblait vraiment ébranlée mais l'autre...pas vraiment. C'est comme si ça ne lui faisait rien".

Encore une fois, je devins l'ardente défenderesse des endeuillés accusés de n'avoir pas suffisamment de chagrin. Cela me révolte qu'on puisse penser, de l'extérieur, pouvoir mesurer un chagrin d'après les apparences. C'est mon allergie aux jugements gratuits. Je n'aime pas qu'on présume.

Na!

10 commentaires:

Cyndie a dit...

Je suis convaincue que tu as réveillé bien du monde avec ce billet, car je crois qu'il y en a beaucoup qui pensent (ou pensaient) ainsi. Bravo =)

Nat a dit...

Je suis tout à fait d'accord avec toi! On vit souvent notre peine dans notre cocon, avec nos proches ou même encore, juste avec nous-même. Et en apparence, pour les autres, tout semble bien aller. Moi aussi je souhaite que les gens me parle encore de Martin, ça me fait du bien, au contraire.

Pur bonheur a dit...

Mon frère est décédé à 37 ans d'un infarctus et ma mère s'étonne encore d'avoir pu rencontrer et jaser avec le monde au salon mortuaire. Elle se demande comment elle a fait , elle qui était si écroulée chez elle. Elle a pleuré durant 5 ans.

Taïga a dit...

Excellent texte qui porte à réfléchir.

Je suis moi aussi une pudique des larmes...

Rosie a dit...

Il vaux mieux extérioriser son chagrin que de le garder en dedans.

Bonne réflexion ton texte.

@ plus

Anonyme a dit...

C'est vrai qu'on se fie au regard. Comme à toute sorte de présupposition. J'ai perdu un bébé que je n'ai pas vraiment connu alors ça ne fait pas si mal que ça. Mon nouveau bébé le remplace, alors ça suffit les larmes. Mais moi mon bébé il me manque encore, tous les jours. Je parlerais d'elle sans arrêt. Je sais bien que ma douleur est relative, que c'est moins pire que d'autres, mais c'est ma douleur quand même.

Merci Grande Dame de défendre ainsi ceux qui en ont si beosin.

Annette a dit...

Grande Dame,

J'ai découvert votre blogue grâce à votre commentaire sur celui de Marchello. Vos textes portant sur Thomas, votre fils décédé, m'ont beaucoup touchée. Je suis la maman d'une fillette de 3 ans et, comme tout parent, je redoute plus que tout au monde qu'un jour, il ne lui arrive un accident et qu'elle me quitte... Je peux facilement imaginer la période de deuil, mais je pense que la réalité dé la douleur doit dépasser l'imagination...

Grande-Dame a dit...

Annette, bienvenue sur mon blog et merci de votre commentaire.

Annette a dit...

grande dame,

Je viens d'ajouter votre site sur mon blogue. J'aime la profondeur de vos réflexions et votre expérience de la vie.

Annette a dit...

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