mardi, février 06, 2007

Février

Février me rentre dedans. Pas très joliment, hélas.

C'est le dernier mois entier de Thomas. Nous avons entamé le décompte de son dernier mois de vie.

J'entends les pubs de la Fête des Neiges à la radio et je nous y revois l'an dernier avec les six garçons. Je me revois avec, dans les bras, un chiot de traîneau et Thomas le caressant doucement.

Je revois mes grands faire des sculptures de glace et Thomas se promener de l'un à l'autre en tentant de gosser lui aussi sur des blocs de glace de façon un peu désintéressée, juste pour faire comme ses frères. Ou alors Thomas mangeant son tube en barbouillant de yogourt son manteau.

***

Février, c'est le mois du début de la rédaction de mon plan d'affaires. C'est donc le mois où Thomas est allé plus souvent à la garderie. Et qu'il s'accrochait désespérément à mon cou pour ne pas que je l'y laisse. Et que j'avais le coeur déchiré de le laisser dans un état pareil alors que je devais retourner travailler.

C'est aussi le mois de la halte-garderie, qu'il détestait tant. Avant de partir de la maison, il se tenait sur le tapis d'entrée avec son manteau rouge et bleu, sa tuque et son foulard rouge. Le temps que je finisse de chausser mes bottes, il me demandait candidement: "Amis?"

-Oui mon Amour, tu vas jouer avec des amis aujourd'hui.

Nous roulions jusqu'à la halte. Et il était calme et silencieux...jusqu'au moment où je le déshabillais et qu'il comprenait qu'il devrait VRAIMENT "jouer avec des amis".

C'est alors qu'il se tournait vers moi, s'accrochait à mon cou et se mettait à pleurer de détresse :"Paaaapaaaaaaaaaa...!". Et que mon coeur se fendait (enfin, à ce moment, j'avais l'impression que mon coeur se fendait, mais j'ignorais encore profondément ce que signifiait "se fendre le coeur"). C'était insoutenable de le laisser là, d'autant plus que les éducatrices me confiaient qu'il pleurait durant les deux ou trois heures de sa présence là-bas et que Petit Caractère, qui l'accompagnait, me suppliait de ne plus l'amener à la halte, "parce qu'il pleure tout le temps et que je dois toujours rester près de lui pour le calmer".

Février est donc un mois de culpabilité de lui avoir infligé ces moments qu'il détestait alors que nous aurions pu profiter tendrement des derniers moments de sa vie ensembles.

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Février, c'est le mois où je pestais contre l'injustice de notre situation: alors que Grand-Homme avait le loisir de pouvoir demeurer enfermé des heures durant dans le bureau sans être dérangé, moi, intensément stressée par mon étude de marché et la quantité monstre de boulot à abattre, je ne pouvais demeurer dix minutes dans le bureau sans me faire réclamer.

C'est encore le cas aujourd'hui: si je suis disponible, personne ne remarque ma présence. Il suffit que je sois occupée pour que subitement, tout le monde remarque mon absence d'esprit. L'an dernier, ce "tout le monde" désignait principalement Thomas, qui n'était alors à la garderie qu'à temps partiel.

Lorsque à la maison, Grand-Homme était incapable de tenir Thomas loin du bureau, le petit fugitif réussissant toujours à se faufiler pour venir m'importuner dans mes élans de concentration.

Lors de mes moments d'inspiration rédactionnelle, je finissais toujours par entendre Thomas s'approcher du bureau en répétant, coquin : "Maman.....allo Mamaaan...coucou mamaaan, allo, allo-allo mamaaaan, coucouuuuu!"

Exaspérée en dépit de son indéniable mignonneté, je le retournais cruellement à son père. J'entendais alors mon petit homme pleurer de mon rejet...jusqu'à ce qu'il redescende me chanter la pomme avec ses "coucouuuu mamaaan, coucouuu!!".

Un après-midi, je n'en pouvais plus de me faire déranger. Après avoir livré le petit garçon à son papa pour une énième fois, je redescendis dans le bureau et éteignis toutes les lumières, anticipant qu'il n'oserait s'aventurer dans l'obscurité et remonterait donc vaquer à d'autres occupations une fois pour toutes.

Quelle ne fut pas ma surprise de l'entendre avancer lentement dans la noirceur, contournant chaque obstacle pour arriver jusqu'à sa maman sans se laisser berner. J'avais réussi à garder un calme impeccable, à ignorer sa présence pour lui faire croire à mon absence.

Toutefois, devant mon petit garçon qui venait de se heurter à un obstacle et qui pleurait à deux mètres de moi dans l'obscurité en m'appelant désespérément, pouvais-je demeurer terrée? Quelle torture émotionnelle!

Je rallumai donc et me dirigeai vers lui pour le prendre dans mes bras. Une fois consolé, je fus à nouveau gavée de "allo mamaaan, coucouuu, couucouuu!"

Je soupirai devant l'envers de la médaille de mon illustre popularité maternelle.

Je lui donnai quelques photos, qu'il prenait toujours plaisir à regarder en nommant les membres de sa famille qu'enthousiaste, il reconnaissait et je gagnais ainsi quelques minutes supplémentaires de rédaction efficace.

Finalement, il devenait moins épuisant de tolérer sa présence que de le retourner dix fois l'heure pour n'avoir au bout du compte que quelques tranches de quatre minutes de pseudo-sacro-sainte paix.

Croyez-bien que je paierais très cher aujourd'hui pour récupérer tous ces moments où il réclamait l'attention que je n'étais pas disposée à lui offrir.

Si j'avais su ce qui me pendait au bout du nez, ce plan d'affaires, ce projet auraient été les derniers de mes soucis. J'aurais profité de chaque minute, chaque possibilité avec mon fils. Je me serais gavée de lui. Uniquement ça. Et je me réjouirais aujourd'hui d'avoir pris ce temps.

***

Février, c'est le mois de mes angoisses pré-mortem de l'an dernier, où je craignais atrocement de perdre un de mes enfants, où je cherchais à les protéger d'un mal inconnu pressenti très fort en les gardant tous près de moi. Aurais-je pensé que ma vigilance ne suffirait pas puisque celui qui allait mourir allait le faire à l'endroit où il aurait dû être le plus en sécurité au monde, dans sa maison, auprès de ses parents?

Fin février, c'est le moment de deux rêves qui allaient s'avérer prémonitoires.

C'est aussi le moment où j'ai impérativement demandé à mon homme de prendre une photo de moi avec mes six garçons pour être certaine d'en avoir au moins une si jamais je perdais l'un d'eux dans les prochains jours.

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Fin février, mon ami Alain était venu régler quelques problèmes avec nos ordis et toute la soirée, Thomas l'avait spontanément appelé "gand-papa!!".

Fin février, c'était aussi notre dernière occasion de voir cette exposition sur la Russie au Musée des civilisations de Québec. Nous avions fait une halte au Valentine de Trois-Rivières où Thomas, chaque fois qu'il voyait entrer dans la place un client âgé de plus de quarante ans, l'accueillait en s'exclamant haut et fort :"Alloooo gaaand-papaaaaa! Allooo gan-mamaaan!!"

Au musée, durant l'exposition, tandis que la guide livrait de l'information sur différents objets exposés ou contextes historiques précis, Thomas placotait et on entendait les gens présents, exaspérés, s'exclamer "chhhut! Chuut!!!" et penser: "Bon Dieu de merde, allez-vous faire taire cet enfant!".

Le petit groupe se déplaçait et chaque fois, le même scénario se répétait...jusqu'au moment où il vit cette dame qui ressemblait (très) vaguement à ma mère et qu'il s'exclama en la regardant :"Allooo gand-mamaan!". La dame, amusée, lui fit un petit signe de la main, mais Thomas persistait et insistait avec ses chaleureuses salutations.

Ne pouvant plus se satisfaire de la courtoisie de la dame, il se libéra de papa et maman pour aller se planter devant elle et attendit qu'elle se décide à le prendre. La dame se trouvait en très mauvaise posture pour pouvoir refuser de donner un peu d'affection à son "petit-fils" jusque là inconnu. Elle le prit donc dans ses bras durant les explications de la guide.

Thomas était figé, mais satisfait. C'était bien dans ces bras qu'il souhaitait être. Le petit groupe se déplaça. Il se reforma un peu plus loin dans une configuration différente. La grand-maman par procuration, qui nous avait rendu notre fils, se trouvait plus loin de nous.

Tentant de renouer avec elle, il s'écria :"Gand-maman! Gand-maaamaaan! Alloooo gand-mamaaan!" et éveilla, encore une fois, les foudres du petit groupe qui espérait bien suivre les explications de la guide.

Le groupe se déplaça encore et encore et Thomas n'avait d'yeux que pour sa nouvelle grand-mère, au grand désespoir des Russomanes. Grand-Homme et moi étions devenus les parents maudits qui ne savent inculquer à leur petit garçon une tenue convenable en public.

Nous le trouvions si mignon avec son affection gratuite pour tous les nouveaux grands-parents qu'il se dénichait!

***

Février est un dur, dur mois d'intense nostalgie et de profonds regrets.

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25 commentaires:

S@hée a dit...

Je suis sans mot. Ils t'appartiennent. Je suis une épaule. Une oreille. Des yeux. Une pensée.

Et je pense très fort à toi.

Shônia a dit...

Comme Sarah-Émilie, je ne peux que t'offrir mes oreilles, mon épaule et un méga calin xxx

Unetelle a dit...

Dur mois de février...

Si on savait tout ce qui nous attend, on ne ferait probablement plus rien! On ne ferait que profiter de nos enfants, denos parents et de nos amis. Travailler deviendrait impossible...

Tu ne pouvais pas savoir ce qui allait vous arriver!

Prenez soin de vous, nous serons plusieurs avec vous en pensée pendant le mois.

Anonyme a dit...

Il est adorable votre petit Thomas... Je suis toute à l'envers et pourtant, n'ayant pas vécu l'expérience, je mesure si peu à quel point votre tristesse doit être intense. Je vous souhaite le plus grand des courages à travers cette épreuve injuste et contre-nature.
Stéphanie

Évangéline a dit...

ouf... tu m'a fait réfléchir et à partir de maintenant, je vais profiter pleinement des moments, précieux, passé avec chacun de mes enfant. Je suis moi aussi toute à l'envers, et espère juste ne jamais vivre ce que vous avez vécu. Vous avez toute mon admiration...

Anonyme a dit...

Combien ai-je entendu de gens s'émouvoir de notre histoire et jurer qu'à l'avenir ils prendraient le temps pour les choses qui sont vraiment importantes. Et pourtant, l'Homme (avec un grand H, n'est-ce pas) oubli, et se perdent les meilleures résolutions.

Et heureusement, l'Homme oubli. Il oubli pour retrouver le goût de la vie, pour ne pas rester plonger dans la douleur ou la crainte de demain. C'est une faiblesse pour certains, mais surtout une force indéniable pour notre survie. La mort de mon fils m'a paralysé dans les premiers temps, puis j'ai oublié peu à peu. Pas oublié mon fils, mais oublié ma douleur. Et l'instant d'un éclat de rire, l'angoise que ma vie bascule à tout moment se dissipe, un peu. Ça permet de continuer à vivre plutôt que d'attendre que la vie passe.

Mais parce que il est tout de même important d'accorder une réelle priorité aux choses les plus importantes dans notre vie (nos amours, nos enfants, nos passions...) l'Homme se fait des symboles pour se rappeler. Et si la mort de notre fils peut servir une fois par année à vous souvenir de ce qui est important, de la même façon que chaque soir Thomas me le rappelle, sa vie et sa mort deviennent un symbole. Et comme symbole, Thomas reste parmi nous et parle à chacun de nous pour transmettre son important message.


Et quelle fierté pour un père de constater que son fils aîné a laissé son empreinte dans ce monde, transformant la vie d'une poignée de gens pour les amener plus près des vrais bonheurs de la vie.

Le père que je suis observe cela, sourit, puis oubli l'espace d'un moment sa douleur...

Merci.

Dr Maman a dit...

La gorge nouée, je suis avec vous. Votre petit homme nous touche et nous amène à revoir des choses que l'on prend souvent pour acquis. Accolades virtuelles.

Unetelle a dit...

Grand Homme, vos mots sont tellement justes.
Bien que ma douleur ne soit pas comparable, c'est exactement comme ça que je perçois la perte de mon bébé...
Je vous souhaite tout le bonheur du monde. Vous le méritez tellement!

Pur bonheur a dit...

Après avoir perdu un proche, un jour quelqu'un m'a dit: Tu sais, on nait avec notre destin, notre route déjà tracée. C'était sa destinée, on y peut malheureusement rien. Ça ne sert à rien de se culpabiliser, surtout que vous avez toujours fait pour le mieux , au jour le jour.
Ça augmente notre souffrance de penser à 'j'aurais dû'. Et ça fait déjà assez mal comme ça je trouve. Il y a des dates qui seront toujours difficiles à passer dans l'avenir.
C'est une belle leçon que de ne prendre personne pour acquis. Aimer comme si nous devions disparaitre demain..

Anonyme a dit...

Je t'accompagne en pensée dans ce dur Février.

N'oublie pas que la-bas point n'est de temps, d'heure, de jour....de sorte que tu pourras toujours retrouver cet être aimé dans le monde merveilleux des rêves télépathiques.

xx

Anonyme a dit...

Difficile de commenter un tel post. La douleur est universelle. Et ne se mesure pas. Certaines personnes exceptionnelles savent être heureuses malgré les douleurs extrêmes et c'est tant mieux. C'est le pouvoir de la vie. Et de la résilience. Même après un drame, on a encore le droit d'être heureux. C'est le seul message d'espoir que je veux passer ici. Tout le reste a été dit dignement et avec beauté.

Etolane a dit...

Ces textes où tu parles si bien de Thomas me bouleverse à chaque lecture. J'ai aussi cette angoisse de perdre ma puce, je la combats au quotidien, j'essaie de l'étouffer dès qu'elle fait surface. Je ne peux imaginer la douleur d'une telle perte mais je crois pouvoir en percevoir les émotions. Étrangement, à te lire, je m'attache à ce petit Thomas, il pénètre ma mémoire et souvent j'y pense sans trop comprendre pourquoi. Grâce à tes mots, il est entré dans mon coeur. Je te trouve trés forte et bien belle Grande Dame...

Anne a dit...

Février est froid et cruel.

Grande Dame, Grand Homme. Des mots qui font pleurer par toutes les émotions qu'ils savent transmettre.

Il est certain que votre histoire restera dans notre coeur et dans nos yeux de parents à tout jamais. Merci pour ce partage si généreux.

Anonyme a dit...

Ça fait réfléchir. À la venue de notre premier enfant. Merci de nous faire part de ça grande-dame... :(

Zezette a dit...

Je ne vous connais pas, ni vous, dame grande, ni votre grand époux...Je veux toutefois vous dire que ma plus grande et plus profonde compassion vous accompagnent. Vous êtes articulés, beaux de coeur et grands d'âmes.

Je suis une maman de deux enfants. Je ne peux m'imaginer à quel point pour vous, le simple fait de respirer doit être un acte culpabilisant et bienveillant à la fois.

je considère mon chien et mon chat comme membres de notre famille ( je comprends que cela peut ressembler à de l'amour futil. Je crois plutôt que l'amour ne l'est jamais. Jamais futil, jamais pour rien)

Je me sens totalement incompétante. Je ne sais rien vous dire, sinon, que je pense à vous tous. Vraiment.

Zezette

Caroline a dit...

Merci pour ce billet qui nous rappelle de profiter du moment présent. Je suis de tout coeur avec vous dans ces moments difficiles de février.

Anonyme a dit...

Je comprends tes sentiments. Et sache que je pense à toi très très souvent ces temps-ci. Je te sers fort xxxx

Grande-Dame a dit...

Je suis toujours émue lorsque je partage des bribes de vie de Thomas et que je sens que ça touche mes pairs.

Mieux encore, lorsque qu'on me dit qu'on pose un oeil différent sur la vie et sur celle de ceux que l'on prend pour acquis.

Merci à vous (insérer ici une image de fleur)...sincèrement

Anonyme a dit...

Grande dame quel mois de misère... Grand Homme a raison une chance que l'homme oubli... un peu du moins. Je comprends tes "prémonitions", j'ai senti ça moi aussi. Il est beau ton Thomas. Grand câlin et doux bisous.

Anne a dit...

http://ironmanmusic.wordpress.com/
(voir le post le plus récent)

Hier j'ai entendu mon homme jouer cette chanson qu'il a écrite après avoir perdu un être cher il y a quelques années et je lui ai demandé de l'enregistrer pour pouvoir la partager avec vous. Voilà.

La Souimi a dit...

Beau petit garçon...

Je suis de tout coeur avec vous. Je vous envoie toutes mes bonnes pensées en ce mois de février.

Prenez soin de vous tous.

Anonyme a dit...

Grand dame, grand homme... je pense à vous, à votre courage et à votre amour de la vie.. Gros bisous.. Caroxx

Anonyme a dit...

Il n'y a pas de mots...

Il n'y en a jamais....

Je pense a vous souvent c'est temps-ci...

Je peux vous dire que Vous avez changer notre vie.. Maintenant moi et mammouth nous profitons de chaque instant et moment avec notre fils... Il est devenue une priorité absolu...

Grande Dame... Ne t'en met pas trop sur les épaules... Tu ne pouvais pas savoir..

Prenez soin de vous

Anonyme a dit...

Mon coeur est avec vous.

Pour ma part, c'est le mois de mai. Mon premier enfant, ma Catherine adorée est décédée à la fin de ma grossesse. Il lui restait quelques semaines à peine dans le confort de mon bedon bien rond mais la mort est venu me la chercher. J'ai porté la vie et ensuite la mort.

Gros bisou à Thomas et Catherine...XXX

Grande-Dame a dit...

Fay, nous avançons lentement (ou trop rapidement?) toutes deux vers nos jours J respectifs. Je pense à toi aussi.

Nathalie-que-j'aime-tant-lire, tendres pensées pour votre Angélique.

Allure de Chanel, vous avez goûté l'infâme perte aussi. Merci de votre commentaire et aussi une tendre pensée pour votre petite Catherine.

Anne, très douce chanson. Très grave aussi. Merci de l'avoir partagée.

Merci à toutes de vos sincères pensées.