dimanche, août 29, 2010

Bagage

Tout le bagage tangible de votre vie se stocke entre le jour de votre naissance et celui de votre décès. Vos talents, vos habitudes, les traits dominants de votre personnalité, ceux plus subtils mais pas moins importants qui font de vous ce que vous êtes, votre démarche, vos compétences, vos expressions, votre humour, l'intonation de votre voix, votre regard, votre joie de vivre ou le calme qui émane de vous, ce que vous dégagez lorsque vous pénétrez dans une pièce: autant d'éléments qui vous distinguent des autres et qui font que l'on vous reconnaîtrait entre mille.

J'ai oublié certains éléments du bagage de vie de feu mon fils. Avec les années, ils se sont dissipés comme d'autres ne s'effaceront jamais (prétends-je depuis mon relativement jeune deuil). Pourtant, il fut un temps où jamais je n'aurais pensé pouvoir oublier certains des détails qui forment le tout.

Béatrice a aujourd'hui quantitativement le même âge que la dernière journée de vie de ce frère qu'elle n'a pas connu: vingt-trois mois et cinq jours.

Cela signifie que son bagage de vie si clair aujourd'hui, ses habitudes, ses finesses, sa voix décidée, sa détermination de petite fille, sa manière de balayer ses trop longues mèches de son visage ou de tendre le pied en s'exclamant : "Moi 'si ! Moi 'si !" lorsqu'elle me voit me peinturer les ongles d'orteils, sa manière de parler derrière sa suce, de s'imiter pleurer avec auto-dérision, de ricaner devant les taquineries de ses frères, de commencer à geindre parfois même avant que la brosse n'entre en contact avec ses si soyeux  (mais constamment si gommés) cheveux, d'appeler ses sandales à travers la maison "Ouh ouh, sssandaaaales, où es-tuuuu? ou de trimballer et bichonner ses cruches/bébés, son habitude de vouloir rentrer sous ma peau en se lamentant lorsque son père annonce qu'elle doit maintenant aller au lit, son entrain lorsqu'elle s'exclame, à table: "Du lait vous-plaîîîît ! Moi en premiiier !" ou encore, son enthousiasme lorsque ses grands frères reviennent de chez leur père, tout cela pourrait, si elle m'était arrachée aujourd'hui, pâlir au  point de n'être plus qu'un vague souvenir dont tout l'aspect tangible aurait été transféré dans une case émotive intouchable après quatre ans et demi.

Aujourd'hui ne reviendra pas.
Demain, ma fille, comme Frédéric avant elle, aura surpassé l'âge de son frère
C'est fou, la mort.
C'est fou, la mort qui laisse toujours un petit doute, une barrière psychologique dans votre univers.
Ça rend fou aussi, parfois, épisodiquement.
C'est malin, la vie, quand ça enjambe la barrière comme si c'était la chose la plus facile et la plus naturelle qui soit.

Mes "dates-charnières" ont à présent été toutes comptabilisées derrière.
Pour le reste, il faut laisser aller le cours de la vie. J'imagine...

14 commentaires:

Maude a dit...

Quelle force il doit falloir pour passer à travers une telle épreuve et continuer à aimer la vie et lui faire confiance! Je vous lève mon chapeau. Ma fille a maintenant 11 mois et je peine à lire des textes sur le deuil d'un enfant car je n'ose même pas imaginer ce que je deviendrais si je vivais pareille situation... J'en frissonne malgré la canicule. Heureusement que vous semblez entourée de beaucoup d'amour!

Unknown a dit...

Alors, chère Grande Dame, je te souhaite une nouvelle étape pleine de douceur et de bonheur...

Merci pour ce beau texte et cette sagesse partagée.

Maman à bord a dit...

Merci d'avoir partagé cette touchante réflexion en cette journée marquante pour vous.

Unetelle a dit...

Quel beau billet! Merci!

marie-pascale a dit...

un magnifique billet, chère Grande Dame, merci. Je te lis toujours avec émotion.

Marie l'urbaine a dit...

Encore et troujours bouleversant, touchant et juste, Grande dame... Autant la troublante réflexion sur ces souvenirs qu s'estompent que le bonheur qui explose dans l'écran à la lecture de qui est Béatrice aujourd'hui !!!

Grande-Dame a dit...

Le pire dans cette projection qu'on ne veut pas imaginer, Maude, c'est qu'on ne peut concevoir survivre à cette épreuve mais que la vie est ainsi faite que l'on est contraint de survivre...et de s'adapter. Pas facile, mais comme dirait Anna dans un de mes films préférés (Anna et le Roi), "Une journée de douleur à la fois".

Mamanbooh, et puis une colle, tiens. :)

Maman à bord, Madame Unetelle, Marie-P, merci d'être passées.

Marie, t'as raison pour Béa: un bonheur bien tangible dans notre vie. :)

Caroline (La Belle) a dit...

J'aime bien cette façon dont tu décris nos passages dans la vie avec le bagage.

Toujours aussi émouvant et touchant de lire vos textes. Merci

Méli a dit...

Certains souvenirs s'estompent, d'autres persistent...

Ce qui est paradoxal, c'est qu'en l'absence de la personne perdue, les beaux souvenirs sont douloureux, car on se dit qu'ils ne se répèteront plus, du moins, c'est ce que je ressens lorsque je me remémore les beaux moments avec celui qui m'a quitté, ce qui fait mal, c'est qu'il n'y aura plus formation de nouveaux souvenirs du même genre... Dans mon cas, j'ai surtout peur de ne plus connaître l'amour, la tendresse dans mon quotidien, que maintenant, ces moments privilégiés n'appartiennent qu'au passé... qu'ils ne seront plus, ni présent, ni à venir fort probablement... C'est ça qui est douloureux, du moins pour moi...

Pur bonheur a dit...

Faut croire que j'avais la date en tête moi aussi parce qu'il y a quelques jours, juste avant de m'endormir j'ai eu une pensé pour toi et ton chum, je vous revoyais , les invités partis , et jouer de vos instruments de musique juste pour lui. Magnifique tableau, mais combien triste. Je pense souvent à Thomas.

Grande-Dame a dit...

Pur Bonheur...je te saute au cou...de gentille gratitude !

Bizz a dit...

Je suis sans mot.
Vous ne portez pas le nom de Grande Dame pour rien: il faut l'être pour surmonter pareille épreuve.

Julie a dit...

Grande Dame, tu trouves toujours les mots pour venir me chercher et me faire réfléchir plusieurs jours durant.
En raison de la grande sagesse qu'il inspire, ce billet a été retenu dans notrerevue de blogues de la semaine.

Stéphanie a dit...

Je vous découvre et j'aime énormément ce que je lis...merci pour ce partage, je sais que vous m'aiderez grandement. Au plaisir de vous relire encore et encore.