mercredi, décembre 14, 2011

L'épicerie

Il fallait les entendre planifier l'épicerie qu'ils allaient faire à leur père, Coco (10 ans) et Fils Aîné (17 ans). C'est que leur cher papa, il traverse une phase financièrement critique. Cela a un impact considérable sur son moral. Inévitablement, cela a également des répercussion pécuniaires sur nous. Nous nous serrons aussi la ceinture. Mes autres enfants auraient bien voulu contribuer aussi mais leur budget ne le leur permettait pas.

Ayant perdu son boulot, le père de mes quatre grands avait besoin de renouveler sa carte de conducteur de chariot élévateur (250 $) pour envisager s'en trouver un autre. De pépin en pépin, il n'y était pas arrivé. Mes quatre grands mousquetaires avaient décidé de se cotiser pour offrir à leur père sa carte pour lui permettre de se retrouver rapidement un emploi.

Ils ont finalement dû réviser leurs plans: ils allaient lui magasiner le contenu d'un beau gros panier de Noël....personnalisé.

J'étais affairée à mon ordinateur dans une autre pièce, ils étaient tous deux attablés à rédiger une liste d'épicerie.

-Du riz?
-Ah, bonne idée !
-On pourrait lui acheter du jus?
-Du jus...
-Il aime les sachets de gruau pomme et cannelle...
-...
-De la tourtière?

Et ainsi de suite.

Attendrie, je souriais.

Entre deux aller-retours dans la cuisine, je suggérai: "Pourquoi vous n'achèteriez pas une dinde? Elle est en spécial chez X cette semaine. Avec une dinde, il pourra cuisiner au moins quatre ou cinq repas."

Fils Aîné rajouta une dinde sur sa liste.

En fin de soirée, il vint me voir avec sa liste en main. Il venait d'éplucher les sites web des différentes épiceries pour trouver les meilleurs spéciaux et les gratuités (dommage qu'il ne m'en ait pas parlé, je l'aurais guidé vers l'exceptionnel SOS cuisine).

Le lendemain, tel que convenu, j'allai le chercher au cégep après ses cours. Premier arrêt: la SAQ. Le "luxe" pour son père: une mini bouteille de whisky.

Arrêt suivant: l'épicerie. Fils aîné prit un panier, me tendit la liste et s'arrêta net dans l'entrée du supermarché, ne sachant trop où aller. Je zieutai la liste rédigée soigneusement avec le prix de chaque item mais tous départements confondus (je rédige toujours mes listes d'épicerie par département). Je tentai de m'y retrouver, puis il me suivit.

Devant le comptoir des laitues, le bel adolescent demeura perplexe: frisée, romaine, iceberg. Il en soupesa une, puis une autre, en compara les prix, puis déposa l'objet de son choix dans le panier.

Pendant ce temps, j'évaluais la luzerne: pas belle. J'expliquai à mon fils que lorsque la luzerne semble gluante sous le paquet, on préfère oublier ça.

-C'est pour mettre dans ses sandwichs?
-...
-Parce que tu peux remplacer par des pousses de pois mange-tout. C'est excellent.
-Mais est-ce que c'est de la luzerne?
-Bah, pas tout à fait.
-Parce que papa, il ....Ah, laisse faire.
-Il? Papa consomme de la luzerne pour des raisons particulières?

Sourire gêné.

-Ben...oui... (je souris)
-Oh. Bon, on oublie la luzerne. Next.

Les pommes de terre. Elles devaient être achetées chez X, selon la liste. Moins chères. Mais puisqu'on était chez Y, va pour les pommes de terre. Mais...rouges, brossées, jaunes?? Les rouges sont les moins chères. Va pour les rouges !


Fils Aîné aperçut un pain, alla se jeter dessus.


-Non, attends. Ici, c'est la boulangerie. Ce n'est peut-être pas le pain que tu cherches. Allons voir dans le rayon du pain.

Il avait effectivement noté qu'à l'achat de deux pains POM, il obtenait un pain hamburger gratuit. Or, surprise, les pains hamburgers "gratuits" s'avéraient être des pains d'accompagnement.

-Pas grave Fils Aîné, ton père utiliseras les petits pains. Achète tes pains hamburger à part; tu n'as pas acheté de luzerne, tu ne dépasseras pas ton budget.

Département de la poissonnerie. Fils Aîné repère le sac de crevettes en spécial, a un haut-le-coeur. "Dire que papa adore ça...Je déteste les crevettes."

Nous échangeons un moue. 

Fils Aîné trouve les pots d'olives en spécial. Je souris: je sais que les olives sont pour lui plus que pour son père.

Je le regarde se planter devant le comptoir des produits laitiers. Debout devant les 46 sortes d'oeufs, il observe, réfléchit, cherche un spécial. Puis, il prend une poche de lait, hésite, réfléchit. À la maison, nous consommons près de 25 litres de lait par semaine. Papa, lui, vit seul. Quelle quantité prévoir?

Comptoir des margarines. Fils Aîné se gratte le menton. Nous cherchons la margarine à 2,99 $, en vain. Il repère un contenant à 3,99 $, fait une entorse à sa liste.

Mayonnaise, ketchup, moutarde, jus. Il ne prend que du jus d'orange, jette un oeil vers moi. "Coco est d'accord pour qu'on s'en tienne au jus d'orange".

"Sauce tomate x 1,44 $", que dit la liste.

-Euh, Fils Aîné, je ne trouve pas ta sauce. Tu veux quoi au juste? Une sauce tomate "vierge" ou une sauce tomate déjà préparée genre sauce spag' en pot?

Longue réflexion, puis: "Ben...si je prends une sauce de base...est-ce que papa saura cuisiner sa propre sauce?"

-Ne t'inquiète pas pour lui, il saura.

Ma réponse ne le satisfait pas et il achète finalement une sauce en pot déjà prête. Aux champignons. Parce que son père aime ça.

En prenant ses items, maladresse ! Il accroche un pot de sauce. Gâchis sur le plancher. Il me considère, inquiet: "Ben là ! Qu'est-ce que je fais? Je ne peux pas m'en aller comme ça..."

Je vais aviser le gérant, qui vient ramasser le tout en rigolant avec ses collègues, les accusant gaiement du gâchis et en se désolant du fait que c'était sa sauce préférée. Fils Aîné me glisse à l'oreille: "Est-ce qu'il faut que je le paye?"

-Ne t'inquiète pas, le gérant a dit que ce sont des choses qui arrivent...

Le malaise persiste, Fils Aîné tente de le dissimuler. Je vois bien qu'il se sent responsable.

Et hop deux paquets de pâtes pour aller avec la sauce.

Prudente, je valide: "Tu as pris des fettucinis. C'est vraiment ça que tu veux?"

Il réalise soudainement que le choix n'est pas si simple à faire: spaghetti, spaghettini, linguini, vermicelli, fettucini..."

Je l'aide un peu: "Ceux-là, ce sont comme ceux qu'on mange chez Mamie Marianne. Nous, on mange des vermicellis. Les spaghettis sont entre les deux côté grosseur, et les fettucinis sont ceux que l'on mange à la maison avec une sauce crémeuse au bacon".

Il fait son choix.

Devant le riz, il évalue la grosseur des sacs. Combien de temps dure un sac comme celui-ci? Et celui-là?

Vraiment, je le trouve charmant et je suis émue de sa générosité, de son inexpérience calquée d'une touchante volonté. Qui eût cru que faire une épicerie représentait un tel casse-tête?

Il saisit quelques items, puis nous allons payer. En fait, lui. En bonne opportuniste, je lui vole ses milles de récompense puis nous profitons de l'absence de son père pour aller livrer les achats de mes fils à l'appartement.

Fils Aîné a imaginé un scénario. Il espère voir le visage ravi de son père en voyant ses armoires remplies. Il spécule, anticipe des réactions de joie, de soulagement, de gratitude. Il désire enlever un poids des épaules de son père dont le frigo était vide quelques jours plus tôt.

Quelques heures plus tard, il est de retour à la maison, il fignole son bagage (il va passer quelques jours chez son père). Il me demande si je peux contribuer avec quelques savons de la savonnerie. Comment pourrais-je refuser? Je lui prépare un petit paquet cadeau. Ma contribution. Ah, et puis tiens, nous avons une grande réserve de sirop d'érable. Voilà une canne pour ton père.

Fils Aîné s'apprête à reprendre le bus avec ses quelques items supplémentaires. Je le regarde aller, j'ai le coeur gonflé de fierté.

Dans sa carte de Noel, il a rappelé à son père, dont les idées s'obscurcissent dangereusement dans ces pénibles moments, que tous les quatre, ils préféraient nettement avoir un père présent pour eux qu'un père aux poches pleines. J'ai le coeur bouleversé d'amour: j'ai les meilleurs fils au monde.

Fils Aîné est rentré déçu aujourd'hui.
"Qu'est-ce qui s'est passé mon beau?"

-J'avais imaginé un tas de scénarios sur les éventuelles réactions de papa. Je n'aurais jamais pensé qu'il soit aussi indifférent. Il a vu ce que j'avais laissé sur le comptoir, a ouvert le frigo, les armoires. Il a simplement refermé sans réaction.

Fils Aîné l'a secoué: réagis !!

Oh, il a remercié, que m'a précisé Fils Aîné. Mais il ne le sentait pas. Le message était cérébral, non senti. Toute la soirée, il a tenté de faire rire son père, a eu un peu de succès mais les minces sourires représentaient déjà une mini victoire.

Fils Aîné et moi avons été manger un hamburger ensembles ce midi.

-Ton père ne va vraiment pas bien. Il apprécie, j'en suis sûre, mais il est affaibli par sa lutte, par ses préoccupations. Il est fatigué. Tu crois qu'il est dépressif?

-Je n'ai jamais vu papa aussi inerte, aussi découragé. Oui, je crois qu'il fait une dépression. Je lui ai dit qu'il était bien mieux d'être plus convainquant avec Coco qu'avec moi lorsqu'il allait lui téléphoner pour le remercier. Coco était tellement content d'investir son argent dans un cadeau utile pour papa...

Chers Amours... Je suis si fière d'eux... Je sais qu'il -leur père- l'est aussi, mais en ce moment, que dire de plus? J'essaie d'aider mes fils comme je peux, de soutenir leur père (pour qui je demeure l'unique confidente). Ils se sont donné le mandat de veiller sur lui avec leurs moyens, et je ne parle pas que de moyens financiers.

Leur père est un homme travaillant, disponible, débrouillard, honnête, proactif (pour ne pas dire hyperactif), responsable, mais à cette étape, tous, aussi sincère soit notre volonté, nous nous sentons bien impuissants devant sa situation.

11 commentaires:

Anonyme a dit...

Touchant!!!!
Il y a de quoi être très fière de vos fils!!!
Message aux enfants:''Dans la vie tout n'est pas toujours rose et il y a des passes diffciles''c'est la vie...et vive l'entraide!!!
Elyse

Unknown a dit...

Wow... bravo pour les fistons. C'est vraiment touchant !! Un très belle attention. Juste dommage que le papa n'a pas su apprécier la chose... On souhaite que celui-ci retrouve du travail et que tout se replace.

Clo a dit...

whao... très émouvant ce billet ! Quelle maturité chez tes garçons, C'est dur pour eux, de voir leur père dépressif... Il leur faut beaucoup de courage. Leur papa réalisera certainement la porté de leur cadeau au fil du temps
Bravo en tout cas, c'est un bel exemple de Noël !

Oréole a dit...

wow!
Je suis sur le dos!!
C'est très touchant! Selon mon le papa etait p-e plus gêné qu'autre chose!

Félicite les de ma part...ils sont un exemple de don de soi!!

Grande-Dame a dit...

Absolument Elyse. Je me rappelle avoir pris réellement conscience des misères financières de ma mère que quelques années plus tard.

Je m'en étais voulu alors car à cette époque, j'aurais pu l'aider. Mes fils sont plus conscients que je ne l'étais à ce moment.

Looange, leur père est un homme de nature véritablement reconnaissante. Son manque d'enthousiasme réside dans son état psychologique actuel. C'est pour cela que l'on s'inquiète.

Au fond de lui-même, nul doute qu'il fut touché. Il aime tellement ses fils !

Le stress financier ajouté à une certaine "précarité psychologique" en cette période difficile lui pèse énormément.

Laurence a dit...

Un petit bémol... ce doit tout de même être un peu humiliant pour un homme mature de se faire offrir de la nourriture par ses enfants, non?

Tes fils sont supra gentils mais je me place dans la peau de leur père et, je ne sais pas trop, je comprends un peu qu'il ne saute pas de joie. C'est un peu comme se faire mettre en pleine face son incapacité à gagner sa vie et ça doit être très très dur car en général c'est plutôt le père qui aide ses enfants...

Grande-Dame a dit...

Tout le monde a sa fierté Laurence mais chez nous, il y a de la transparence envers les enfants. Les coups durs, on ne cherche pas systématiquement à les cacher.

Nous avons vécu récemment de notre côté (Grand-Homme et moi) de l'instabilité financière. J'ai dû emprunter de l'argent à plusieurs de mes enfants.

Frédéric, du haut de ses six ans, a voulu contribuer. Il a été chercher dans sa tirelire de la monnaie, genre 2,74 $. Nous avons d'abord refusé mais sa volonté de participer à notre "redressement financier" était si grande que de lui refuser aurait été une insulte.

Chaque fois que nous évoquions le manque à gagner, il nous rappelait la présence du 2,74 $ sur mon bureau.

Le père de mes grands a voulu rembourser Coco (comment?). Fils Aîné s'est indigné, a formellement refusé. Quand on choisit la voie de la transparence envers ses enfants, il faut accepter leur empathie, leur altruisme.

C'est peut-être gênant. Nous avons tous un certain ego. Mais l'absence de réaction du père relève plus quant à moi du profond sentiment d'abattement. Il est de nature quelqu'un de très démonstratif envers ceux qu'il aime.

Et puis, comme a toujours dit ma mère: il faut apprendre à ACCEPTER.
Quitte à se piler sur l'orgueil.

Anonyme a dit...

Quel beau geste spontané de la part des garçons... :-) Ils ont bon coeur et c'est une bien belle qualité... :-)

Valéry

PS: En passant, les gars, moi aussi je suis pêle-mêle et non pas par département à l'épicerie... lol

Anonyme a dit...

Tes fils sont tout simplement merveileux! C'est lorsque les enfants font de telles choses qu'on réalise que tout ce qu'on leur dit reste dans leur tête! Le papa traverse une dure période, il réalise probablement ce que ses fils ont fait. Leur papa finira pas les remercier à sa façon dès qu'il ira mieux!
Courage à vous tous!!

Une femme libre a dit...

Je sais que ça part d'une excellente intention et ce qui est fait est fait. Mais que des enfants mineurs donnent à manger à leur père, c'est la suprême humiliation pour celui-ci. Dur de faire semblant d'en être heureux.

Nanou La Terre a dit...

Quelle histoire attendrissante grande dame... Je m'imaginais, tout au long, ton grand garçon, bientôt un vrai homme, avec toute la candeur de l'inexpérience et un si grand coeur...
L'attitude et la nonchalance du papa est inquiétante. A-t-il consulté au moins son médecin de famille? Il me semble que ce soit important de le faire, dans les circonstances, surtout si les gens autour remarquent un changement au niveau de son moral ou de ses habitudes.