Je me souvenais de cette femme. Elle était venue nous rencontrer il y a deux ans. Je l'avais trouvée authentique, jolie et vraiment gentille. Je me rappelais aussi qu'elle avait quatre enfants, dont des jumeaux.
Grand-Homme était attablé avec elle depuis un moment. Je m'approchai, la saluai.
-C'est bien vous qui avez des jumeaux? que je demandai pour établir le contact.
-Oui, mais il ne m'en reste plus qu'un répondit-elle, désolée.
Coup de poignard (je voudrais tant pouvoir éviter cela aux autres parents). Elle m'expliqua qu'un de ses jumeaux, âgé de 16 ans, était parti en trombe de la maison un matin après l'avoir serrée dans ses bras. Il allait rejoindre l'arrêt de bus mais de son pas rapide et insouciant, il n'avait pas bien regardé avant de traverser la rue. Arriva ce que nombre de fois, Dieu merci, nos enfants évitent : le jeune homme fut happé par un conducteur qui ne réussit pas à l'éviter. Une importante commotion cérébrale et une douzaine de jours plus tard, les parents firent le choix de faire débrancher le respirateur et de donner les organes de leur fils.
J'écoutais attentivement, suspendue aux lèvres de cette toujours authentique femme qui avait perdu son fils neuf mois plus tôt mais qui en parlait avec une telle sérénité qu'on aurait pu croire qu'une longue période s'était écoulée entre l'accident et la remarquable attitude qu'elle avait choisi d'avoir vis-à-vis cette mort impromptue.
Elle expliqua son acceptation de l'heure de son fils qui était venue. Bien entendu, cela n'enlevait rien au chagrin de la perte mais son attitude témoignait surtout de sa gratitude pour les derniers beaux moments qu'elle avait vécu avec lui: sa journée de ski juste avant de quitter ce monde, qu'il décrivait comme la plus belle journée de ski de sa vie, l'étreinte qu'il avait fait à sa mère en lui disant qu'il "lui en devait une" (elle lui avait rendu un grand service la veille), le sentiment de perfection dans les derniers mots, les derniers gestes.
Pour la première fois, je rencontrais une femme qui avait un sentiment semblable au mien vis à vis la mort : qui ne criait pas à l'injustice, à la colère, qui ne cherchait pas indûment de coupable, qui avait envie de regarder en avant et d'être heureuse malgré la lourde épreuve avec laquelle elle doit composer désormais. Pourtant, cette colère, elle aurait été tellement légitime, même si elle acceptait volontiers de lâcher prise sur ce pour lequel elle n'avait plus aucun contrôle. Peut-être viendra-telle plus tard, cette colère, qui sait? Si c'était le cas, nul doute que cette exceptionnelle femme saurait l'accueillir dignement avant de la laisser se dissiper le moment venu.
Plus que tout, ce qui m'a emplie de tendresse pour elle, ce sont ses paroles. Elle a perdu un fils, dit-elle, elle saurait s'en relever en dépit de sa souffrance, mais toute sa compassion était destinée à son autre fils, le jumeau identique qui lui renvoie chaque jour désormais une double image: celle du fils vivant, puis celle du disparu. Sa grande douleur vivait davantage dans le fait de voir son fils vivant privé de son jumeau si proche que dans le fait d'être elle-même privée de son enfant profondément unique en dépit de son statut de jumeau. N'est-ce pas le plus grand dévouement maternel qui soit que de se retirer pour accorder la "première place de la souffrance" à un autre de ses enfants plutôt qu'à soi-même en tant qu'habitant premier de notre douleur?
Je pense beaucoup à elle depuis sa rencontre, d'autant plus que son fils décédé porte le prénom du personnage d'une des nouvelles du recueil sur lequel j'ai travaillé durant trois ans et dans lequel après les refus de neuf éditeurs et un an de recul je replongeais le jour-même de la discussion (qui m'a ébranlée) avec cette femme.
6 commentaires:
La rencontre de deux grandes dames ne peut qu'amener de grandes réflexions et stimuler de grandes réalisations...merci de me faire grandir :)
Le "hasard" nous conduit parfois sur le chemin de notre destin pour nous faire prendre conscience de certaines choses... Je ne crois pas aux coincidences... :-o La force de cette maman (et la tienne) m'inspirent...
Valéry xxxxxxx
Cette tendresse est contagieuse...
Elle m'envahie en te lisant.
Ça fait du bien. Ça aide à voir les choses autrement.
Merci, je pense que je viens de grandir un brin!
Wow elle est vraiment "bonne" la madame... je sais pas si je pourrais me remettre de la perte d'un enfant... Mais je suppose qu'on a pas vraiment le choix.
Super beau post.
ouffff j'ai encore les yeux plein d'eau! Très belle réflexion, merci du partage!
C'est spécial de lire ça aujourd'hui puisque ce matin dans un stationnement de centre d'achat une dame est reculée avec sa voiture et nous a presque frappé. J'avais mon bébé dans sa poussette! J'étais sous le choc et je suis partie à pleurer et la jeune fille traumatisée regardera sûrement à l'arrière la prochaine fois!
Je suis chanceuse finalement!
Beau texte, Grande Dame. Et belle rencontre qui, j'imagine t'a fait du bien. Merci de l'avoir partagé.
Je potine
http://www.la-mere-est-calme.com/2011/10/les-potins-du-dimanche.html
(en ligne dimanche)
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