Depuis le début de ma vie adulte, j’ai connu les bienfaits de deux types de vie complémentaires: l’isolement dû à mes études –à distance (j’ai fondé ma famille en étudiant à plein temps) et la nourriture sociale que constitue le réseau développé par le travail.
Pour le social, il y avait la famille, les amitiés, les collègues. Puis, l’organisme communautaire de mon quartier dans lequel je m’impliquais et les camarades du judo.
Il y eut, après mes études, les congés de maternité qui me plongeaient dans un profond paradoxe : la famine sociale liée à l’isolement par opposition à mon besoin de demeurer avec mes bébés jusqu’à ce qu’ils puissent se déplacer à quatre pattes, prononcer un « maman » enthousiaste doux à mes oreilles pour m’accueillir à mon retour du travail.
Il y eut l’unique session de maîtrise où je sentis la liberté absolue que constitue le fait de circuler dans un lieu de savoir en étant autre chose qu’une mère. Il y eut mon travail auprès de chercheurs en communication et toute la confiance qu’ils avaient placée en moi. Y a-t-il plus enivrant sentiment que celui de se sentir admiré et estimé?
Socialement, il y eut des dîners fous de copines spontanées, charismatiques et lumineuses.
Il y eut aussi la reddition : je n’arriverais pas à terminer ma maîtrise avec quatre enfants, peu de sommeil, beaucoup de responsabilités, pas de soutien conjugal et un couple à la dérive.
Puis, il y eut ma séparation. Une libératrice mais tout de même douloureuse séparation où je me savais la force de passer à travers alors qu’on s’inquiétait de ma solidité. Je me sentais solide parce qu’élément d’un système où règne l’homéostasie, parce que membre d’un réseau, parce que confiante en ma force.
Il y eut mon amour profond pour mon homme et plus vite que l’éclair (!), les deux divins enfants que nous avons eus ensemble.
En trois ans, il y eut une séparation, un nouvel amoureux, beaucoup d’adaptation de part et d’autre, la naissance de deux enfants, la mort de l’un d’entre eux, le démarrage d’une entreprise, le sabordage de celle-ci, trois cancers pour mon père et des soucis de différents ordres. De l'amour
gros comme ça, aussi.
Ces trois dernières années et demi, il y eut l’effritement de mon réseau social. Parce qu’en congé de maternité prolongé et sans vie sociale active, la famine est plus criante et menaçante que jamais.
Aller prendre une bière avec une copine, aller dîner avec une autre de temps à autre, c’est momentanément nourrissant, mais ça ne remplace pas l’apport vitaminique du réseau.
Le réseau, c’est le système dans lequel tout être humain trouve la place qui tend à le mener à l’équilibre. C’est sa part d’appartenance au monde actif. Le réseau, c’est
la gang, c’est l’appui derrière, c’est les petites tapes dans le dos, c’est l’image positive que l’on nous renvoie de nous-même et qui nourrit notre estime, notre sentiment d’avoir des compétences et une personnalité qui nous sont propres, c’est la certitude d’avoir une place dans une communauté, c’est prendre du système et lui redonner autrement, c’est sentir que l’on contribue nous aussi à nourrir la machine.
La richesse du réseau, c’est les discussions spontanées au bureau au détour d’un couloir, c’est le bonjour joyeux aux collègues le matin, c’est la force de la cohésion, le partage des bons coups, les fous rires, les
brainstorming d’équipe, le feed-back, l’entraide, les compliments inattendus, les sourires de ses pairs, la reconnaissance, la familiarité, l’accueil des autres, la gratification sociale.
Graduellement, j’ai perdu cela. C’est un vide immense et on pourrait croire que le vide ne pèse rien. C’est faux. Le Vide, c’est très lourd. Seuls, sans reflet de nous-même, qui sommes-nous? N’est-ce pas essentiel d’avoir la possibilité de se voir dans le regard de l’autre pour être en mesure de maintenir et de peaufiner la définition que nous nous faisons de nous-même?
Être consciente quotidiennement des riches réseaux dont fait partie l'être qui partage ma vie me confronte. Cela creuse un écart entre nos réalités dans un moment où j’ai plus besoin du diapason que du fossé.
La solitude est douce, l’isolement est destructeur. Je suis devenue un terreau parfaitement fertile pour la folie.
Mes implications isolées ne me permettent pas de développer de réseaux, seulement quelques connaissances agréables, mais éparses et sans force de frappe.
Durant l’année de mon entreprise, il y eut le réseautage d’affaires. Ce fut agréable et je suis heureuse de l'avoir fait même si ce n'était pas exactement ce que je recherchais
humainement. Rencontrer d’autres entrepreneurs, discuter, partager des repas, s’informer ou simplement se reconnaître et se saluer.
Hélas, ce fut aussi une année de deuil où mon esprit était absent. Avalé par autre chose. Ailleurs, dans un univers émotif inconnu. Paralysé. L’émotif sollicite toute ma personne. Impossible de m’en dissocier. Utopique d’espérer en faire fi pour les besoins de la cause. Rencontres superficielles, donc, où il me fallait me détacher de mon fardeau émotif le temps de m'intégrer aux affaires. Quelle illusion!
Off la sourde souffrance,
on le masque de sociabilité.
La reconstruction d’un réseau est graduelle. Le mien n’en est pas encore aux devis.
J’espère depuis des mois terminer mon livre avant de retourner travailler. Boucler un projet avant d’en démarrer un autre. Être entièrement disponible d’esprit. J’ignore actuellement comment je pourrais concilier les deux. Finances, besoin de réalisation et soif de social obligent, je continue tout de même ma recherche d’emploi.
Peut-on avoir un aussi grand besoin de calme et de solitude pour terminer un projet essentiel à notre survie émotive en même temps que la quête désespérée de la gratification qui vient avec le reflet positif de nous-même issu du réseau?