La mort m’amène dans un monde irréel. On pourrait dire que j’ai l’air insensible, mais en réalité, je suis implosée. La mort m’avale, me rend silencieuse, absente.
Durant la dernière semaine, alors que tout le monde autour éprouvait une peine explosive, moi, j’éprouvais la plus majestueuse de toutes les fiertés : celle d’avoir été la fille de mon père.
Ce fut pour moi un honneur, un immense privilège d’avoir pu l’appeler
«
papa », d’avoir reçu de ses yeux et de ses bras son amour paternel, d’avoir goûté son humour exquis, de m’être imprégnée de sa musique, d’avoir connu ses leitmotivs, d’avoir pu me moquer tendrement de sa prévisibilité, de sa susceptibilité et d’en rire avec lui, d’avoir joué au pool dans le MESS des caporaux parmi les Grands, de m’être bercée près de « son » feu avec lui, de l’avoir offert comme grand-père à mes enfants, d’avoir bu l’Amarula qu’il envoyait sa femme acheter pour moi chaque fois que je leur rendais visite, d’avoir décoré son dernier sapin de Noël avec mes enfants deux jours avant sa mort, de l’avoir écouté me parler de ses préoccupations, d’avoir reçu sa bienveillance par rapport à mon avenir ou à ma relation avec les hommes, d’avoir partagé la naissance de mon quatrième fils avec lui, qu’il soit venu me voir
moi pour recoudre les poches de son veston car il trouvait que je les réparais solidement. Surtout, il fallait garder le secret car sa femme aurait pu être insultée que je sois sa couturière privilégiée. Fièrement, je gardais le secret et m’assurais que mon travail soit impeccable et à la hauteur de ses attentes. Et lui, le grand charmeur, il n'était pas sans connaître le sérieux et la dignité que j'y mettais.
À présent, je sens possibles tous les horizons qu’offre la mort : la solidarité, l’entraide, la chaleur, la fraternité, les doux souvenirs, mais aussi la douleur de l’irréversibilité, l’incrédulité, le règlement de non-dit, la colère, l’amertume, la rancœur. Ces avenues éventuelles plus grises me figent. Je les crains.
Je suis la plus privilégiée d'entre toutes d’avoir été la fille de mon père. Je me sens incroyablement privilégiée d’être la seule fille au monde à pouvoir dire :
«
Je suis la fille de cet homme exceptionnel. » Homme combien imparfait, mais combien exceptionnel également. Jamais je ne l’aurais échangé pour un autre plus vertueux, même si parfois j’eus souhaité qu’il soit plus ci ou moins ça.
Mon père éprouvait une très grande fierté à l'égard de ses enfants (au moins autant que ma douce maman ). Nombre de fois, il s’est retiré discrètement d’une discussion joyeusement animée à table simplement pour se détacher de la scène et nous envelopper du regard tendrement mon frère et moi.
De son observatoire, il nous écoutait, savourait notre humour, nos obstinations, le développement et l’articulation de nos idées, nos moqueries, notre répartie,
nous, ses précieux enfants.
Parfois, il souriait amoureusement, mais la plupart du temps, au moment où je surprenais ses traits émus et son regard baignant dans une fierté humide, je prenais et reprenais conscience de l’immensité de son amour pour nous. Un amour si grand que l'intensité dans ses yeux aurait pu s'appeler "douleur".
Cet amour, il savait le dire avec des mots, aussi. Bien que son cancer eût grandement abîmé sa bouche, sa langue et sa gorge cette dernière année, à plusieurs reprises, il s’efforça d’articuler pour me dire chaque fois avec une émotion renouvelée que mon frère et moi étions sa plus importante et sa plus belle réussite. Parfois, parler était trop ardu et la force avec laquelle il serrait ma main agissait à titre de mots.
Parce que plusieurs de ses lacunes de père m’ont parfois blessée, j’aurais pu lui faire mille reproches. Il y a quelques mois, ces reproches me consumaient de l’intérieur; j’avais besoin de régler certaines choses avec lui. J'étais persuadée que la seule façon de me libérer l'esprit était de réussir à l'absoudre par les explications qu'il me donnerait.
Je me demandais s’il était égoïste de parler de ses propres blessures avec une personne dont les jours sont comptés. Puis, une personne m'a fait réfléchir sur le pardon. Même si je ne suis pas très catho, je connais le concept du pardon. J’y ai tout de même longuement réfléchi. Je crois avoir fait la paix avec moi-même au sujet des reproches que j’avais besoin d’adresser à mon père car doucement, presque imperceptiblement, ils se sont dissipés et ont cessé de me torturer.
Je ne crois pas être subitement guérie des conséquences des lacunes de mon père, mais les traces d'amertume ont disparu. Je crois avoir réussi à lui pardonner ses faiblesses car jamais mon père n’aurait fait intentionnellement quoi que ce soit pour me nuire ou me blesser. Ses faiblesses étaient donc des maladresses pour lesquelles j’éprouve à présent de la compassion.
Même si je fais de mon mieux comme mère, je demeure très imparfaite. Mes garçons auront tout le loisir de sélectionner mon travers de leur choix pour me faire à leur tour des reproches plus tard.
J’espère toutefois qu’ils garderont de moi le souvenir béton que je garde de mon père : la fierté que j’éprouve d’être la maman privilégiée des jeunes hommes qu’ils deviennent et mon amour incommensurable pour eux. Au fond, c’est vraiment tout ce qui compte.