vendredi, décembre 08, 2006

Prendre le démon par les cornes

C'est plus puissant que de prendre le taureau, ne pensez-vous pas?

Nous avons donc pris nos propres démons par les cornes hier soir. Nous tenions à aller offrir nos sympathies et notre soutien aux parents endeuillés.

En pénétrant dans la chapelle -la même que celle qui a accueilli notre enfant neuf mois plus tôt, nous avons été à la fois confrontés à notre propre deuil tout en étant pris d'une entière empathie pour ces parents. Nous étions passés de l'autre côté du miroir. Du côté de l'impuissance.

Comme pour Thomas, un diaporama présentait l'honorée du jour: une jeune fille de seize ans exquise, une superbe rousse qui semblait plein de joie de vivre, appréciée de tous.

Des dizaines d'ados défaits se serraient dans leurs bras, la mère endeuillée prenaient les ami-e-s de sa fille chérie contre son coeur et les ami-e-s offraient à la fois chagrin et réconfort à la maman. Bouleversant de voir cette magnifique cohésion dans la douleur.

Mes proches me l'avaient dit, il n'existe pas de mot assez puissant pour réconforter. On offre juste ce que l'on peut et le silence peut aussi faire la job.

Avais-je l'air aussi démollie? Non, moi j'étais absente d'esprit, ailleurs, dans une autre dimension, froide, complètement gelée. J'avais probablement l'air aucunement maternel de ne pas pleurer -où aurais-je puisé mes larmes de toute façon, mon stock étant épuisé? J'étais vidée, amputée d'une partie de moi-même.

Dans "l'après-Thomas", nous avons cherché à entendre des parents qui avaient vécu cette amputation. Nous avions besoin de leur voix, de leurs oreilles, leur compassion, leurs mots. Besoin de savoir qu'on pouvait encore continuer d'exister.

Nous avions -et avons encore besoin d'eux pour valider certains aspects du deuil:

Allons-nous oublier sa voix, ses habitudes, sa façon de bouger, ses expressions?

Est-ce déloyal envers notre fils de continuer à faire l'amour intensément -pire encore, d'y prendre plaisir?

Est-ce déloyal de rire encore ou de lui en vouloir atrocement d'être parti en nous laissant nous démerder seuls avec tout ce chagrin?

Pourquoi la force de mon amour pour lui n'a-t-elle pas été suffisante pour m'achever illico lorsque son coeur s'est arrêté de battre? J'ai toujours pensé que pour me protéger de cette infâme douleur, mon coeur choisirait de se saborder...

Par solidarité, par compassion, égoïstement pour nous-même également, c'était naturel de prendre le démon par les cornes et d'offrir à notre tour oreilles et voix.

Un courant de révolte m'a traversée en quittant la chapelle. Une révolte contre l'impossibilité de certitude de permanence. N'est-ce pas révoltant de ne jamais pouvoir avoir la certitude que ce que l'on construit et envisage pour l'avenir pourrait être permanent?

Cette mère regardait probablement sa fille en se disant combien elle était magnifique, combien elle était fière d'elle, combien elle était pleine de potentiel. La jeune fille avait peut-être déjà envisagé son choix de programme pour le cégep, des plans de voyages, des projets définis...

Tout n'est garant de rien! Tout peut basculer à tout moment. Et c'est ainsi que cela doit se passer. Cette incertitude devrait nous immuniser contre cette vilaine tendance à tout prendre pour acquis.

Avant de pousser les deuxièmes portes de la chapelle, j'ai aperçu cette dame âgée et distinguée. J'ai eu envie de lui parler. Je lui ai dit que nous avions perdu notre fils de 23 mois neuf mois plus tôt et que nous avions apprécié sa gentillesse de s'être occupée de notre bébé de cinq mois tandis que nous prenions un moment avec Thomas.

En fin de soirée, après l'exposition de Thomas, nous avons demandé à tout le monde de quitter. Nous sommes demeurés seuls mon homme et moi avec Thomas et Bébé.

Mon amoureux avait apporté son violon, j'avais apporté mon accordéon. Nous nous apprêtions à jouer à notre fils, pour une dernière fois, les airs qui le faisaient danser.

À ce moment, Bébé s'était mis à bougonner et la dame était entrée discrètement dans la chapelle, avait proposé de s'occuper de lui pour nous laisser seuls avec notre musique, nos aurevoirs, notre peine et notre fils.

Elle était ressortie avec le bougonneux aussi discrètement et nous avons joué. Solennellement, en réprimant des larmes, et en laissant couler des litres d'autres, nous lui avons offert ce qu'il subsistait de nous-mêmes.

La dame nous avait permis de dépasser l'heure de fermeture et n'était pas venue interrompre ce moment solennel.

Hier, nous l'avons remerciée. Elle a fait le tour de son comptoir pour venir prendre ma main dans les siennes et me frotter chaleureusement le bras, pour nous demander comment nous allions et nous signifier qu'elle avait parlé de nous à des gens la semaine dernière.

Ça m'a touchée. Cette personne qui ne nous connaît pas, qui voit défiler de trop nombreuses familles chaque semaine, s'était souvenu de nous.

Elle a refusé nos remerciements pour s'être occupé de notre Bébé, nous a avoué qu'elle s'était fait plaisir à elle-même.

J'ai béni cette femme pour son empathie et sa délicatesse, et nous sommes repartis.

Ce matin, nous y retournons. C'est le jour des funérailles.

9 commentaires:

Anonyme a dit...

Je me rappelle tellement de ces moments...j'oublierai jamais

Chocolyane a dit...

Grande Dame. Très Grande Dame.

Cette empathie, ce grand coeur, sont tout à ton honneur...

Bonne chance.

Anonyme a dit...

Sans mot, mais avec un sourire. Un sourire de «niveau 4», comme je les appelle. De ceux qui savent sans savoir, de ceux qui disent sans dire, de ceux qui ne se partagent que du bout des rêves.

Anonyme a dit...

Est-ce qu'il faut vous vouvoyer?

En tous cas, c'est très touchant cette histoire, et je vous souhaite bon courage.

Grande-Dame a dit...

Belle d'ivory, c'est doux de savoir que ces moments demeurent dans la mémoire collective.

Choco, ta sensibilité et ton ouverture aux autres font de toi une riche femme.

JM, toujours, vos images particulières me font un velours. Ce langage, je le reconnais.

Nitram, un seul genou sur le sol sera suffisant. :-) Sans blague, je suis heureuse de votre visite, vous êtes le bienvenu.

Pur bonheur a dit...

Plus je te lis, plus je pense que tu devrais écrire un livre. Tu t'exprimes tellement bien avec les mots et les émotions ce n'est pas donné à tous tu sais..

Grande-Dame a dit...

Tu me flattes Tangerine. Merci de ton appréciation.

Anonyme a dit...

Je t'offre mon coeur pour une minute belle grande dame, ce que tu écris est toujours si beau et si juste. J'aurais pu, en fait j'aurais voulu écrire cela.

Après la mort de ma puce je m'en voulais tellement de survivre. J'avais toujours dit que la seule chose auquel je ne survivrais jamais était la mort d'un de mes enfants... mais j'ai survécu et au début je m'en voulais, de continuer à respirer, de rire, de vivre quoi. Puis j'ai compris que la vie c'est plus fort, et que de ça on sort plus grand. Quand je vis un très grand plaisir il m'arrive de penser à elle, pour qu'elle puisse au travers moi sentir ce bonheur.

Yannou a dit...

De grosses larmes coulent sur mes joues. Partager de tels moments difficiles et pleins de beauté apporte une perspective nécessaire à la vie. Oui, nous prenons tout pour acquis. Votre histoire nous ramène à la fragilité de ce cadeau qu'il faut goûter chaque minute. Merci de partager votre force et votre sérénité à travers vos mots.