jeudi, décembre 21, 2006

J'ai entendu

Une de mes pires craintes après avoir perdu mon fils était celle d'oublier. Pas de l'oublier lui, pas d'oublier son court passage parmi nous, pas d'oublier des anecdotes, mais plutôt oublier plusieurs de ces petits traits de couleurs qui caractérisent un individu.

Je craignais de ne plus voir aussi clairement dans ma tête la façon si particulière qu'il avait d'enjamber la marche qui mène au bureau, juste au moment où sa jambe se soulevait et faisait instantanément descendre son jeans pour dévoiler le haut de sa couche.

Ou alors l'illumination dans ses yeux lorsque j'approchais à sa portée le bocal de Triopps après qu'il m'eût demandé "A Mousch, a mousch" en pointant les minuscules poissons qu'il voulait observer de plus près (et que je m'évertuais à lui dire que ce n'étaient pas des mouches, mais des petits poissons).

Je craignais de ne plus entendre aussi clairement sa voix rauque et pleurnicharde qui nous appelait doucement la nuit lorsqu'il réclamait son lait.

Ou alors son rire, ou encore son réflexe de partir à la course se cacher lorsqu'il avait fait une bêtise et qu'il entendait des pas d'adultes vers le lieu du crime. Ou encore la façon qu'il avait de tenter de retourner ma tête vers lui avec ses petites mains en pleurant lorsque je lui tournais le dos dans notre lit le matin, ou alors la façon qu'il avait d'étirer son cou pour tendre les lèvres vers son père endormi en quête du bisou matinal.

L'image de ses beaux cheveux si fins qui volaient lorsqu'il courait ou que son papa le tenait la tête en bas tandis qu'ils riaient tous les deux du bonheur du moment, je dois maintenant me concentrer pour m'y replonger avec les détails, les contextes, les voix, les rires, la façon de pleurer.

Certaines images sont gravées dans le coeur, mais pour d'autres, cela demande un effort considérable de les entretenir pour éviter qu'elles ne pâlissent, pour éviter qu'elles ne se perdent.

Quand on a une vie si courte, on tente de rassembler tout ce qui est récupérable pour reconstituer son histoire, pour pouvoir l'immortaliser, la sceller, pour la rendre accessible sur support (j'écris, j'écris!) pour la partager avec le bébé frère qui n'aura pas de souvenirs de son aîné.

Je peux aisément me souvenir des voix de certaines personnes que je n'ai pas vues depuis des mois, mais pour mon fils, par moments, cela s'estompe, ça me chagrine de devoir faire le vide autour de moi pour entendre sa voix, ses intonations clairement dans ma tête.

Cela me cause problème, car je n'ai pas toujours le temps et le contexte idéal pour m'immerger dans mes souvenirs avec mon fils, pour valider et revalider avec ma mémoire la définition de certaines précieuses images, certaines expressions ou habitudes qu'il avait.

Quoiqu'il en soit, aujourd'hui, je n'ai pas eu besoin de fournir d'efforts, c'est arrivé tout seul: j'étais installée confortablement sur la causeuse et je lisais en sachant très bien que j'allais m'endormir.

Entre deux "états", j'ai entendu clairement la voix de Thomas dans un souvenir dont tous les détails étaient précis. C'était comme si je revivais ce moment une deuxième fois.

Nous étions dans un restaurant mon amoureux, Thomas et notre bébé de trois mois. C'était donc environ deux mois avant le décès de Thomas.

J'étais installée à une table avec les deux petits. Bébé dormait dans son siège et Thomas était assis dans la chaise haute. Mon homme devait venir nous rejoindre. Thomas se balançait gaiement dans sa chaise et a aperçu son père au loin. Aussitôt, il s'est mis à le suivre des yeux.

Mon homme s'approchait et Thomas le suivait toujours. Je sentais mon bonhomme impatient que papa revienne à la table. À quelques tables de nous, mon homme s'est arrêté et s'est mis à discuter avec des collègues qu'il n'avait pas vus depuis son congé parental.

Thomas, observant d'abord en silence son père discuter, puis validant auprès de moi "papa?" ("oui mon Amour, papa va revenir"), finit par ne plus se pouvoir d'attendre et s'était mis à appeler dans le restaurant: "Papa! Papaaa! Pa-paaa!"

Mais papa était absorbé par sa discussion et n'entendait pas la quête de son fils. Thomas avait donc posé ses deux mains sur les bords de la chaise haute, avait raidit ses bras pour soulever ses fesses et se remonter. Il criait de plus bel, reprenant son souffle à chaque "papaaa!!".

Je commençais à être embarassée, n'étant pas très tolérante devant les enfants qui crient dans les endroits publics, mais la scène m'avait tout de même charmée. De voir la détermination que mon fils avait de se faire remarquer par son papa, d'obtenir un seul regard lui disant "oui, je t'ai entendu, je serai près de toi dans un instant" me touchait. Il aimait tellement son papa, mon petit homme!

Thomas ne lâchait pas son papa des yeux, insistait, le réclamait en élevant le ton à chaque demande non répondue, complètement insouciant des gens autour. Il n'avait qu'un objectif: rapatrier son père près de lui.

Entre deux états, donc, confortable et les yeux fermés, tout était clair: ces incessants "papaaa, paaaa-paaaa, PA-PAAAA!", cette façon de se redresser, de se dandiner à gauche et à droite dans la chaise haute en appelant, cette attention sur l'objet de sa convoitise, ces magnifiques cheveux qui volent au gré de ses dandinements, son intonation, sa belle voix d'enfant.

Et voilà. Comme ça, gratis. Sans efforts. Il était là. Tellement vivant!

5 commentaires:

Anonyme a dit...

J'ai un petit bonhomme qui vient d'avoir deux ans... bien sur, tes ecrits au sujet de ton petit homme Thomas me touche enormement. Et tu ecris immensement bien... les larmes me sont montees au yeux.

Je ne te connais pas, mais si tu le permets, j'aurais une petite pensee pour toi et ta famille pendant nos rejouissances ne Noel, esperant que vous passez de bons moments malgre l'epreuve que vous vivez encore...

Anonyme a dit...

Lorsque ma mère est décédée, j'ai eu la même peur que toi un moment donné dans mon processus de deuil. Il me semblait tout à coup que je devais faire des efforts pour me souvenir de son rire, de sa voix, des mimiques qu'elle faisaint, de sa façon qu'elle avait de se tenir devant son poele, etc....Tellement plein de choses d'elle s'estompait, je n'avais que 28 ans, et c'était tout de même 28 ans passée en majorité avec elle, mais pas assez je croyais pour avoir fixé pour l'éternité son image et son essence en moi....

J'ai accepté et laissé le temps passé....aujourd'hui, après 12 ans ! sa voix, son rire, ses mimiques sont plus vivants que jamais en moi ! Me reviens des souvenirs d'elle que je croyais disparus à jamais...bizarre, je ne m'explique pas pourquoi, mais tout est là, clair et très limpide parfois...

Ne t'en fais pas...dans le brouha-ha de ton quotidien il se peut que ta mémoire, ton cerveau défaille à ses souvenirs, mais ton âme elle ne défailleras jamais et l'essence de ton petit homme saura revenir à toi au moment où tu en auras besoin....
xxx

Pur bonheur a dit...

N'aie aucunes craintes. J'ai perdu des proches depuis plus de 10 ans et quand je pense à eux, j'entends toujours leur voix très clairement et les expressions aussi. Ça ne s'oublie pas.

Chocolyane a dit...

J'ai mal, Grande Dame...

Mon coeur de femme, mon coeur de maman-un-jour souffre pour toi...

Shônia a dit...

Je suis heureuse que tu aies eu droit à cette parcelle de bonheur gratis aujour'hui! Quel beau cadeau à la veille de Noël que le souvenir intact de ton bonhomme.

J'espère que ça allège un peu l'intolérable souffrance de son absence

Je pense à toi xxx

On se voit durant les vacances?